Vivre le grand âge en communauté jésuite
Le P. Jacques Gebel sj, supérieur de la communauté de Vanves, comprenant bon nombre de jésuites âgés, compose ces « Libres propos sur vieillir dans la Compagnie de Jésus ». Une réflexion touchante sur la Passion à vivre avant la joie de Pâques.
Le Christ est censé être mort à 33 ans. Les trois premiers jésuites, Pierre Favre, François Xavier et Ignace de Loyola, sont morts à 40, 46 et 65 ans. Aujourd’hui, en Europe occidentale, les hommes meurent à un âge moyen d’environ 80 ans, mais les jésuites meurent à un âge moyen autour de 90 ans.
Pas de problème, tant que la santé et l’activité sont au rendez-vous ! Nous connaissons dans les communautés jésuites des vieillards juvaminés[1] et dynamiques, actifs dans la diversité des ministères, de l’écriture et de la prédication, susceptibles de participer à toutes sortes de croisières bibliques, pèlerinages organisés, largement diffusés dans tous les médias et autres réseaux sociaux ! Les problèmes surgissent quand la maladie et la passivité, qui se traînent et qui n’en finissent pas, montrent leur nez…
Comment donc les jésuites peuvent-ils bien vivre leur vieillissement ? Peut-être faut-il, sans attendre l’avancée en âge, revenir au fondement, à l’essentiel de notre vie… qui n’est pas dans le faire ou l’avoir, mais dans l’être… Rappelons-nous le « Principe et Fondement » dans les Exercices spirituels de saint Ignace (ES 23).
« L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme (…). Pour cela, il est nécessaire de nous rendre indifférents à toutes les choses créées (…) de telle manière que nous ne voulions pas (…) davantage la santé que la maladie, (…) une vie longue qu’une vie courte (…). »
Les longues pauses qu’accorde aux jésuites la Compagnie de Jésus dans sa sagesse – pause du noviciat, pause du Troisième An, pause de « Vivre son âge » – les remettent en face de cet essentiel, et les invitent à l’indifférence… C’est dans toute situation que nous sommes invités à vivre l’Évangile… y compris dans la maladie et une vie (très) longue.
Il y a chaque jour à mûrir dans l’essentiel, avec liberté, pour être prêt à accueillir la possibilité de vivre l’Évangile quelle que soit notre condition.
Jésus peut paraître lointain parce qu’il n’a pas connu les déchéances de la maladie et du vieillissement. Mais Jésus est proche parce qu’il a connu les souffrances de la Passion. Le jésuite dépendant finit par être aidé dans ses déplacements – comme Jésus est soutenu par Simon de Cyrène –, par être lavé – comme Jésus dont Véronique essuie le visage –, par être nourri – comme Jésus à qui l’on présente à boire du vinaigre… Il y a ainsi à nous préparer à vivre la montée vers Jérusalem et la Passion dans notre chair… « Le disciple n’est pas au-dessus de son maître » (Mt 10, 25).
Les jésuites avançant en âge, qu’ils soient dans une communauté dite « active » ou dans un ÉHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes), ont peu à peu à accepter de laisser s’éloigner les jours où les fringants cavaliers apostoliques sillonnaient les vastes étendues pour enflammer le monde du flambeau de leurs ministères, afin de céder la place aux jours des bougies fragiles, qui désirent encore éclairer dans la lente et progressive diminution de la vieillesse.
Fragiles bougies
Bougies éclairant, tout en se consumant, d’une flamme tantôt harmonieuse, longue et belle, tantôt pétillante, tantôt hésitante, à la lumière incertaine et inégale.
Éclairant par quelques ministères encore externes, par l’humanisation des trottoirs, par le soutien fraternel et les petits services communautaires au quotidien.
Éclairant plus tard par la prière personnelle, pour laquelle on a plus de temps, attendant tels les vieillards Anne et Syméon, la venue du Seigneur, curieux de l’actualité, rendant grâce pour la vie donnée et intercédant activement « pour le monde, l’Église et la Compagnie »[2], luttant dans la foi contre le sentiment d’inutilité.
Éclairant encore plus tard en étant simplement présents aux autres, à ceux qui passent, par un regard, un sourire, un geste, même sans parler, même sans entendre ou comprendre, isolé dans la surdité, même somnolents.
Éclairant beaucoup plus tard par le désir de vivre, guettant dès l’aurore les bénédictions d’un Dieu semblant parfois éloigné et silencieux. Bénédictions si minimes soient-elles, telles des étoiles surgies dans l’obscurité de la nuit, jusqu’au dernier pouce de mèche, jusqu’au dernier souffle.
Jusqu’à ce que la flamme s’éteigne, et que le pauvre reliquat de cire se fonde à la première glèbe, pour un nouveau commencement.
« Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté ; tout ce que j’ai et tout ce que je possède ; vous me l’avez donné ; à vous, Seigneur, je le rends. Tout est vôtre, disposez-en selon votre entière volonté. Donnez-moi de vous aimer, donnez-moi votre grâce, celle-ci me suffit. » Ignace de Loyola (ES 234)
Vivre son âge
Le parcours « Vivre son âge », proposé aux jésuites avoisinant les 70 ans, est destiné à contribuer à les préparer à vivre au mieux les années qui s’offrent à eux, sur les divers plans de la santé physique et mentale, de l’apostolat et des lieux communautaires où ils seront amenés à se retrouver. Il s’articule sur une année autour de trois temps : relecture et partage de l’histoire personnelle (octobre), voyage-pèlerinage (avril), retraite spirituelle (juin).
P. Jacques Gebel sj,
Supérieur de la communauté Pedro Arrupe à Vanves
Notes :
[1] Juvaminés : néologisme créé à partir de la marque Juvamine, qui commercialise des produits à base de plantes, vitamines et minéraux.[2] Prier pour le monde, l’Église et la Compagnie : mission officielle (status) des jésuites âgés et affaiblis demeurant en ÉHPAD.
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Article publié le 15 mars 2022