« Pour une Église mieux incarnée » : éclairage du P. François Euvé sj sur la crise des abus

Le P. François Euvé sj, rédacteur en chef de la revue Études, revient sur la « crise des abus » qui secoue l’Église et sur les réactions qui portent sur deux champs de questions : l’opposition entre clercs et laïcs et le rapport à la sexualité.

20 ans Messe qui prendson Temps église Saint-Ignace Paris Survenant un an après la remise du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), les révélations de comportements de plusieurs évêques ont provoqué dans l’opinion catholique de vigoureuses réactions. Elles sont révélatrices d’un fort désir de changement dans l’Église, où s’affirme la volonté de regarder les situations sans les recouvrir d’un voile de spiritualité désincarnée. Le caractère systémique de ces comportements invite à interroger en profondeur la manière dont l’Église se conçoit.

La leçon à tirer de cette affaire me semble double. Les réactions portent sur deux champs de questions auxquelles il faudra sérieusement s’affronter : la dichotomie entre clercs et laïcs et le rapport à la sexualité. D’une part, on constate qu’en dépit d’une volonté affirmée de transparence et de travail en commun, les affaires sont gérées dans le secret de l’entre-soi clérical. D’autre part, encore et toujours, un discours inflexible sur la sexualité est contredit par des pratiques.

Trop souvent, « l’Église » est identifiée au seul clergé (si ce n’est aux seuls évêques !). Dans les médias, quand on veut savoir ce que pense « l’Église » sur une question, c’est aux clercs qu’on s’adresse, alors qu’il ne manque pas de laïcs experts en divers domaines, y compris en théologie ! La dichotomie entre clercs et laïcs engendre un système, où seuls les premiers seraient capables d’initiatives, les seconds se contentant d’obéir aux ordres reçus d’en haut, selon un schéma que l’on pensait dépassé : « l’Église enseignante » face à « l’Église enseignée ». Ajoutons que, comme par un fait exprès, seuls des hommes composent la première, à l’exclusion des femmes.

Ce qui est dénoncé, c’est la culture de l’entre-soi, une conception autocentrée de l’Église, l’enfermement dans un monde propre qui considère avec suspicion tout ce qui lui est étranger. Une institution, surtout lorsqu’elle est sacralisée, cherche à se protéger et à se justifier. Elle ne supporte pas les critiques lorsqu’elles viennent du dehors.

Sortir de ce modèle séculaire ne sera pas simple. C’est une démarche de longue durée. Elle peut déjà s’appuyer sur quelques entreprises qui indiquent, me semble-t-il, des directions porteuses d’avenir. La « voie synodale allemande », en dépit de certaines limites, ouvre des pistes dont il est possible de tirer profit. Nous y reviendrons dans un prochain numéro. Dans cette démarche, évêques, prêtres et laïcs, hommes et femmes, théologiens, militants et simples fidèles travaillent à parité. S’il revient à une instance magistérielle de prendre la décision finale, celle-ci aura été longuement préparée par des échanges, une réflexion commune qui n’évite pas les conflits. Chacun participe activement à la recherche de ce qui construira l’Église de demain.

La sexualité est un autre domaine qu’il faudra affronter sérieusement. Dans le rapport remis par Jean-Marc Sauvé à ses commanditaires, était soulignée la nécessité de « revoir le rapport de l’Église à la sexualité et à la chasteté, notamment dans les formations existantes, où ces sujets sont actuellement très peu abordés » (§ 0513). La onzième recommandation proposait de « passer au crible ce que l’excès paradoxal de fixation de la morale catholique sur les questions sexuelles peut avoir de contre-productif en matière de lutte contre les abus sexuels ».

À propos des diverses affaires d’abus, Isabelle de Gaulmyn relevait le danger que contient une « vision dite spirituelle de la sexualité et de la chair » (La Croix lHebdo, n° 42449, 22-23 octobre 2022). Un discours « hors-sol » qui sublime le rapport au corps est lourd de perversions possibles. On ne peut qu’être frappé par le contraste entre une morale rigide et des pratiques cachées qui la contredisent. Nous savons tous par expérience, les religieux comme les autres, que la sexualité est un domaine complexe, obscur, source de joies mais aussi de frustrations. Il est tentant de se réfugier dans une vision idéalisée qui ne manquera pas de se fracasser sur les situations effectives.

Ces deux domaines se rejoignent dans un sain réalisme. Comment une religion de l’Incarnation pourrait-elle se détacher de ce qui fait la réalité charnelle de nos existences ? La force du christianisme doit être de savoir se confronter au plus concret des situations humaines, reconnaissant une complexité que l’on ne peut sublimer dans une théorie, aussi satisfaisante soit-elle pour l’esprit. Il en va de la crédibilité de la parole de l’Église afin d’aider chacune et chacun à avancer dans son propre chemin de vie. Suivre cette voie sera exigeant. Cela ne sera pas sans risque, dans la mesure où une réflexion menée en commun sur ces sujets est source de potentiels conflits. Mais il n’y a pas d’autre voie pour progresser.

P. François Euvé sj,
Rédacteur en chef de la revue Études

> Source : revue Études

Retour sur deux évènements au Centre Sèvres

  • Le 6 décembre : soirée Mardi d’éthique publique au Centre Sèvres sur le thème : « Scandale des abus : l’Eglise contrainte à la réforme »

Un an après le rapport de la CIASE, des scandales éclatent encore au plus haut niveau de l’Eglise catholique en France. Outre les crimes commis, ces révélations pointent de façon criante des faiblesses systémiques de gouvernance. Les institutions ecclésiales n’ont plus le choix : l’heure de la réforme a sonné. Mais par quelles voies ? Marie Heckmann, sœur de Saint Joseph, étudiante en 4e année de 1er cycle intégré au Centre Sèvres, Théophile Desarmeaux, jésuite, étudiant en 4e année de 1er cycle intégré au Centre Sèvres, Christine Danel, supérieure générale de la Xavière et Bertrand Galichon, médecin urgentiste, pilote du groupe de travail de la CIASE n°3, ont participé à cette soirée.

  • Le 7 décembre : soirée de rencontre au Centre Sèvres autour du livre J’écouterai leur cri. Cinq regards de femmes sur la crise des abus.

centre sèvres soirée j'écouterai leur cri À partir de leur expertise, et femmes et croyantes engagées dans l’Église, les autrices de ce livre paru en octobre 2022 aux éditions de l’Emmanuel partagent leur réflexion née du séisme après la publication du rapport de la Ciase. Cette soirée était un échange autour de ce livre, avec le P. Patrick C. Goujon sj, enseignant au Centre Sèvres, auteur de l’ouvrage Prière ne pas abuser, lauréat du Prix de la liberté intérieure 2022 et du Prix de littérature religieuse 2022, Geneviève Comeau, enseignante en théologie au Centre Sèvres, Agata Zielinski, enseignante en philosophie au Centre Sèvres, Joëlle Ferry, bibliste, professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris, Thérèse de Villette, criminologue et Monique Baujard, ancienne directrice du service Famille et Société de la Conférence des évêques de France (CEF).
Ecouter le replay de cette soirée

Sur le même sujet

Article publié le 13 décembre 2022

Aller en haut