« Carrément à l’Est ! » : vivre le Troisième An aux Philippines

Le Troisième An est l’étape ultime de la formation de tout jésuite, après une quinzaine d’années de vie religieuse. Le P. Romain Subtil sj évoque ce temps vécu aux Philippines.

La « maison » est réduite à une pièce sombre, dont le bas plafond m’oblige à rester courbé. La vieille femme qui vit là souhaite recevoir le sacrement des malades : ce sera le septième ou huitième que je donnerai ce matin, dans un des quartiers pauvres de Kalookan, une des villes composant la gigantesque métropole qu’est Manille, capitale des Philippines. La rencontre ne dure que quelques minutes, elle laisse une trace en mon cœur pour la vie éternelle.

L’école du cœur

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De jeunes Philippins en attente de la distribution d’un repas.

La demande sacramentelle, infiniment plus élevée qu’en France, est un des motifs de surprise de mon Troisième An, cette « école du cœur » imaginée par Ignace de Loyola et proposée à chaque jésuite avant qu’il ne prononce ses derniers vœux, ultime étape de son incorporation dans la petite Compagnie de Jésus : le mot me plaît, suggérant qu’à l’esprit de résolution, nécessaire pour devenir jésuite, se mêle une forme de progressivité, un cheminement par étapes qui laisse à la pâte humaine le temps de se connaître un peu et de s’ouvrir à la grâce.

Pourquoi les Philippines ? Soufflée par mon ami indonésien Wawan, la piste de ce Troisième An – organisé par la Conférence Asie-Pacifique de la Compagnie de Jésus – a trouvé un écho dans le cœur du journaliste au service Économie du quotidien La Croix que je fus au cours de ces quatre dernières années, où j’eus l’opportunité de relayer que le « centre de gravité » du monde se trouvait en Asie du Sud-Est, à l’ombre du mastodonte chinois. Je ne m’y suis pas rendu comme je serais parti en reportage, mais avec toutefois la conviction que nous (jésuites) avons à nous rendre présents aux réalités qui façonnent le siècle.

Aux côtés des « vaincus de l’histoire »

Arriver aux Philippines (archipel de plus 7 400 îles) fut une façon de me mettre du côté des « vaincus de l’histoire » (J.-B. Metz dans Memoria Passionis), « de ceux qui souffrent injustement » : cette zone de forte activité sismique et de typhons a appartenu à la Couronne espagnole, avant de passer, pendant tout le XXe siècle – entrecoupé par trois années d’occupation japonaise – sous l’influence politique, culturelle des États-Unis, dans une région à fortes turbulences potentielles : Taïwan et son détroit ne sont pas loin…

Démocratie habitée par la culture de « l’homme fort », le pays a porté à sa présidence, l’année dernière, le fils de l’ancien dictateur Marcos. Pendant ce temps, une large partie de la jeunesse continue de se projeter dans les voies ouvertes, depuis trois générations, par les OFW (Overseas Filipinos Workers), encouragées par les autorités car assurant un pourcentage à deux chiffres dans la part du revenu national : au gré d’un « expériment » (ou, dans la formation initiale jésuite, expérience qui produit du fruit spirituellement) en aumônerie d’hôpital au cours du mois de février, je ne me souviens pas avoir rencontré un patient n’ayant pas évoqué sa tante infirmière au Canada, un cousin travaillant sur un chantier au Qatar ou, bien sûr, son fils comme seaman : la main d’œuvre philippine, naturellement anglophone, est très appréciée des équipages de marine marchande du monde entier.

Adopter le point de vue des pauvres

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Les cinq compagnons en Troisième An, ou tertiaires, et les deux instructeurs autour d’une statue d’Ignace, à la Loyola School of Theology de Manille.

Ce temps de service en hôpital, clôturant ce Troisième An « compact » (seulement six mois, d’où une prolongation de quelques semaines en Micronésie), m’a configuré au statut de « serviteur inutile » (Luc 17, 10), désireux d’adopter le point de vue des pauvres et des malades, comme à Manille. Une expérience partagée, sur d’autres terrains apostoliques, par mes quatre compagnons « tertiaires » originaires d’Indonésie, du Vietnam, de Croatie… et des Philippines. Les deux Européens auront peut-être été les plus dépaysés par le climat (chaud en permanence), la nourriture (du riz en permanence), etc. Cependant, c’est bien chacun de nous qui a été convoqué à puiser à la source intérieure, cette « voix de fin silence » (1 R 19, 12) qui abreuve singulièrement chaque existence autant qu’elle fait de nous des frères. À l’orée des trente jours d’Exercices spirituels, j’ai éprouvé beaucoup de gratitude pour la confiance que mes supérieurs m’ont faite, la richesse des missions reçues : la régence à Maurice, de belles années chez Bayard Presse… Que le Seigneur continue de prendre soin de moi et fasse résonner toujours plus fort cette liberté intérieure dont témoignent les jésuites aînés qui m’ont fait découvrir et aimer la Compagnie de Jésus.

Romain Subtil P. Romain Subtil sj,
en Troisième An aux Philippines

La Province jésuite des Philippines en un clin d’œil

Les premiers jésuites arrivés aux Philippines, en 1581, provenaient du Mexique – autre colonie espagnole. Après la guerre hispano-américaine de 1898 et le rachat du pays par les États-Unis pour 20 millions de dollars, la présence de la Compagnie de Jésus a été façonnée par les Provinces étasuniennes de New-York et du Maryland, d’où, encore aujourd’hui, un apostolat très largement marqué par les institutions scolaires, notamment ses fameux « Ateneos » (universités). La Province des Philippines est née en 1958. En 2023, elle compte 218 membres, répartis dans 11 communautés. La région du Myanmar est sous sa responsabilité.


Cet article est paru dans la revue Échos jésuites (été 2023), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement numérique et papier est gratuit. Pour vous abonner, cliquez sur ce lien.

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