La restauration canonique de la Compagnie de Jésus (1801-1814)

En 2014, nous avons fêté le bicentenaire du rétablissement de la Compagnie de Jésus en 1814. Voici un article qui donne des éléments historiques sur les débuts de la nouvelle Compagnie.

Le rétablissement de la Compagnie est un sujet beaucoup moins étudié que sa suppression. C’est une question difficile due à sa complexité, mais en raison aussi de son caractère polémique.

Avec ferveur et un élan renouvelés

Après avoir imploré le secours divin par de ferventes prières, et avoir recueilli les suffrages et les avis de plusieurs de nos vénérables frères les cardinaux de la sainte Église romaine, de notre science certaine, et en vertu de la plénitude du pouvoir apostolique, nous avons résolu d’ordonner et de statuer, comme en effet nous ordonnons et statuons, par cette présente et irrévocable constitution émanée de nous, que toutes les concessions faites et les facultés accordées par nous uniquement pour l’empire de Russie et le royaume des Deux-Siciles [concernant la Compagnie], soient, dès ce moment, étendues … à toutes les parties de notre État ecclésiastique ainsi qu’à tous les autres Etats (…) ».

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Le pape recevant le P Luigi Panizzoni, Provincial jésuite d’Italie, au nom du Père Général, pour lui remettre le décret du rétablissement de la Compagnie de Jésus en 1814.

Le 7 août 1814, Pie VII restaurait universellement la Compagnie de Jésus (Bulle Sollicitudo omnium ecclesiarum), abrogeant ainsi le Bref Dominus ac Redemptor de Clément XIV (21 juillet 1773). Une nouvelle page se tournait pour l’Ordre ignatien qui reprit avec encore plus de vigueur sa tradition et sa mission apostolique.

Le rétablissement de la Compagnie est un sujet beaucoup moins étudié que sa suppression. L’image stéréotypée du jésuite au XIX ème siècle a généré de tels préjugés que toute la compréhension historique en avait été noircie. C’est un thème difficile, dû non seulement à la complexité de la question en soi mais à son caractère polémique.

Ce rétablissement soulève plusieurs questions

1) Quand finit-il?

2 ) En quoi les jésuites du XIX ème siècle étaient-ils différents de leurs prédécesseurs ? 3) Y a-t-il continuité dans la Compagnie avant et après sa suppression ?

4) Est-il juste, dans tous les cas, de lui coller l’adjectif de «conservatrice»?

Pie VII, par le Bref Catholicae fidei (7 mars 1801) scella la reconnaissance officielle de la Compagnie en Russie (environ deux cents membres), qui jouissait de la protection de Catherine II Le Bref déclencha, au cours des dix années suivantes, une vague de demandes de la part de chaque groupe provenant d’Europe et des États-Unis, souhaitant obtenir une affiliation au groupe russe. Le pape approuva beaucoup de demandes provenant de Suisse, de Belgique, de Hollande et d’Angleterre.

Trois facteurs ont accéléré le renversement du Bref de Clément XIV

1) La rupture d’unité chez les Bourbon face aux jésuites : le duc Ferdinand de Parme annula le décret d’expulsion et réclama le retour des jésuites dans son État, demandant à Catherine II un groupe des jésuites de la Russie (1793). Le 30 juillet 1804, Pie VII étendit la concession du Bref Catholicae fidei au Royaume des Deux-Siciles (Bref Pour alias). Ferdinand IV, frappé par les événements de la Révolution Française, demanda au pape d’autoriser le retour des jésuites à Naples.

2) Le changement progressif de l’attitude de Pie VI qui, d’une prudente approbation, passa au désir explicite de rétablir la Compagnie, même s’il mourut sans avoir pu faire de déclaration officielle.

3 ) La détermination de Pie VII, après son retour à Rome, de restaurer universellement l’Ordre pour garantir la reconstruction religieuse après la révolution.

La Bulle de rétablissement : aspects saillants et conséquences

A) La bulle fait référence à l’extension des privilèges que le Siège Apostolique avait accordé à la Russie et au Royaume des Deux-Siciles, à « Notre État ecclésiastique ainsi qu’à tous les autres États et gouvernements ».

B) Celle-ci possède une valeur universelle et prescriptive.

C) On signale aux jésuites l’objectif d’instruire la jeunesse dans la religion catholique et de la former aux bonnes coutumes dans les collèges et séminaires. Il n’y a aucune allusion aux Exercices Spirituels.

Quant aux conséquences

A) Le Préposé Général, Thaddée Brzozowski et ses députés obtiennent les facultés « de pouvoir librement et licitement admettre et recevoir… tous ceux qui demanderont d’être admis … dans l’ordre régulier de la Compagnie de Jésus, lesquels … conformeront leur manière de vivre aux dispositions de la règle de saint Ignace de Loyola approuvée et confirmée parles constitutions apostoliques de Paul III ».

B) La Compagnie pourra diriger séminaires et collèges, et pratiquer ses propres ministères avec la permission des évêques.

C) Le pape prend les jésuites sous sa garde immédiate. Il se réserve pour lui-même et pour ses successeurs le droit d’intervenir à sa convenance « pour consolider, munir et… purger la Société si cela devait s’avérer nécessaire ».

Fidèle à la Formule de l’Institut et aux Constitutions, la Compagnie affronta sa mission avec grande ferveur, élan et zèle apostolique. Toutefois elle reprenait officiellement sa route trop conditionnée par la politique de restauration inspirée au Congrès de Vienne. Il s’avère ensuite impossible de ne pas associer les jésuites à la réaction antilibérale. Les princes absolutistes se servirent d’eux pour assurer la stabilité et la permanence du vieil ordre, créant des liens qui ne lui seront jamais pardonnés par la bourgeoisie libérale qui fera de la neutralisation des jésuites l’objectif prioritaire de son réformisme.

Consolidation et expansion de la Compagnie de Jésus (1814-1853)

Le généralat de Louis Fortis (1820-1829)

Père Luigi Fortis SJ

Père Luigi Fortis SJ

Le gouvernement russe repoussa les demandes insistantes du P. Général Thaddée Brzozowski de se rendre à Rome et le retint jusqu’à sa mort (1820), C’est Louis Fortis qui prendra sa succession, nommé par la XX Congrégation générale.

Il y avait trois problèmes fondamentaux l’entretien du caractère spirituel et juridique de l’Institut, la formation de ses membres et l’efficacité de l’apostolat dans les collèges. Louis Fortis se concentra sur le vaste programme de reconstruction, non sans rencontrer quelque difficulté d’entente entre les divers secteurs, surtout en Italie, où l’équilibre entre les vieilles traditions et les nouvelles circonstances n’était pas facile. En 1824 Léon XII restitua à la Compagnie le Collège Romain et l’Église de Saint-Ignace, et lui confia la direction du Collège Allemand et celle des Nobles. Deux ans plus tard, il confirma les privilèges et en ajouta d’autres (Bulle Plura inter). La plus grande réussite de Louis Fortis fut d’avoir remis à la future génération des jésuites une Compagnie sûre de sa continuité historique. En 1820, les jésuites étaient environ 1.300, en 1829 ils sont désormais 2.100.

Le généralat de Jan Roothaan (1829-1853)

Père Jean-Philippe Roothaan SJ

Père Jean-Philippe Roothaan SJ

Le 9 juillet 1829, la XXI Congrégation Générale élit le néerlandais Jan Roothaan qui, durant ses vingt-quatre années de généralat, exercera une influence décisive sur le développement de la Compagnie restaurée. Nous en rappelons les divers aspects :

1°) La Compagnie s’est étendue géographiquement (elle arriva jusqu’aux Amériques, en Asie, en Afrique et en Australie) et le nombre de ses membres s’élève à 5.209, dont 19% dans les pays d’Outre mer.

2°) Jan Roothaan a écrit six exhortations pour toute la Compagnie. Les plus importantes étaient
Dearycore Societatis et lnstituti nostri (« Sur l’amour à la Compagnie et à notre Institut », 7 juillet 1830),
De Missionum exterarum desiderio excitando et fovendo (« Sur susciter et promouvoir le désir des Missions étrangères », 3 décembre 1833)
et De spiritualium Exercitiorum S.P.N. studio et usu (« Sur l’étude et l’usage des Exercices Spirituels de St. Ignace », 27 décembre 1834).

3 °) En plus des lettres, le document plus important fut la nouvelle version de la Ratio studiorum de 1832 (c’est-à-dire l’ensemble des règles qui régissent l’activité pédagogique et scolaire de la Compagnie de Jésus, n. d. r.) qui incluait l’histoire de l’Église et le Droit canonique dans le curriculum théologique. Dans le cours des études philosophiques, le rôle de la mathématique avait pris de l’ampleur, tout comme celui de la physique et de la chimie. L’histoire et la géographie entrèrent dans les Etudes classiques et il fut donné plus d’importance aux langues vernaculaires.

4°) Le Général hollandais donna une place centrale aux Exercices Spirituels dans la formation et la vie des jésuites, publia la versio litteralis et la versio vulgata (1835), et lança les Missions populaires et l’Apostolat de la Prière fondé par le P. Gautrelet. Il consacra beaucoup de ses énergies aux Missions d’outremer, fondant des séminaires en Chine, en Albanie, en Inde, en Syrie et à l’Ile de la Réunion.

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Portrait de Pie VII qui a rétabli la Compagnie de Jésus

5°) Il y aussi un aspect curieux. La fréquence des contacts entre Grégoire XVI (1831-1846) et le Préposé général inspira au peuple de Rome,  semble-t-il pour la première fois, le surnom de pape noir pour le Supérieur Général des jésuites. On sait toutefois que le pape demanda rarement son avis, qu’il tenait au contraire à tout savoir du grand P. Roothaan.

Réflexion : la Compagnie de Jésus au XIXème siècle

La volonté de Pie VII de rétablir la Compagnie de Jésus signifiait bouleverser le Bref de suppression, promulgué par Clément XIV 41 ans auparavant. Le rétablissement fut un processus lent et difficile. Toutefois les adversités furent éclairées par la floraison des vocations. Durant la période du P Roothaan, les caractéristiques identitaires de l’Institut se sont renforcées et ont perduré pratiquement jusqu’au Concile Vatican II.

On s’interrogeait sur la continuité de la Compagnie avant sa suppression et après son rétablissement, c’est-à-dire qu’on se demandait si les nombreux jésuites qui y faisaient leur entrée se reconnaissaient dans leurs vieux prédécesseurs.

La question était la suivante : un nombre aussi élevé de vocations pouvait-il durer sans mettre en péril la tradition de la Compagnie interrompue par un vide générationnel de quatre décennies?

La réponse la plus courante est que la « nouvelle » Compagnie était devenue plus conservatrice que la précédente, qu’elle avait adopté un style de vie plus « conventuel » qui, en plus de l’attitude apologétique imposée par les circonstances historiques, aurait trahi le charisme des origines.

Notons que cette supposition sur la discontinuité, légitime jusqu’à un certain point, peut être trompeuse. Supposer que le rétablissement de la Compagnie ressemble à une congrégation de type « conventuel » a besoin d’un éclairage sinon d’une démonstration. Il est à relever que l’accentuation de la vie spirituelle et « communautaire » n’est pas propre au XIX ème siècle. L’insistance de devoir ordonner la vie religieuse au sein de la Compagnie existait déjà à l’époque du P. Mercurien (1573 -80) à qui l’on doit le Sommario des Constitutions, les règles des ministères, l’observance (héritée) de l’heure de prière prescrite aussi pour les profès, les normes de l’organisation domestique et l’Ordo domus probationis.

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Pie VII avec le tsar Paul I de Russie.

Ce qui était en train de se passer à l’intérieur de la Compagnie à peine restaurée n’est pas simple et ne saurait se réduire à des simplifications. Pensons plutôt qu’au XIX ème siècle la tension structurelle, présente au sein de l’Institut depuis sa fondation, aurait souligné certains aspects particuliers. Pour reprendre l’image d’une peinture, c’est comme si en observant l’image de l’Ordre ignatien on voyait apparaître des touches de cou¬leur plus fortes visant à souligner les traits particuliers d’une figure déjà connue. Ces « touches » beaucoup plus chargées de sens étaient : le zèle apologétique, la ferveur spirituelle, l’ultramontanisme, la valorisation de la vertu et une conception disciplinaire de l’obéissance.

Tout cela, lié au passé légendaire de l’Institut, fit que les jésuites acquirent une présence très individuelle dans la société. Mais la reconnaissance de leur antilibéralisme et la protection dont il bénéficiait de la part des secteurs bien portants de la société, en firent de nouveau la cible de tant de critiques, bien que les projets d’assistance sociale auxquels ils donnaient vie étaient dignes d’éloges.

La question de la continuité ou de la discontinuité de la nouvelle Compagnie par rapport à la compagnie précédente est un sujet qui reste ouvert pour la recherche scientifique et qui doit être approfondi. Il faut reconnaître que malgré l’engage¬ment des forces absolutistes, il était impossible de ramener l’histoire en arrière. Au XIX ème siècle, le monde avait désormais changé sur le plan poli¬tique, social et culturel. La Compagnie qui, sans le vouloir, avait été le reflet de l’ère de l’absolutisme, n’échappait pas aux changements imposés par les circonstances historiques.

Bien sûr la Compagnie connut des transformations en réponses aux exigences d’un monde en évolution. Le point le plus délicat est probablement le changement qui s’est produit dans le principe de la gratuité des ministères. Bien que les jésuites aient continué à avoir un train de vie austère, leurs collèges ne furent plus gratuits. Les frais de scolarité devaient être pris en charge par les familles des élèves. Les maisons professes ne pouvaient plus survivre aux turbulences politiques.

Le monde dans lequel était née la Compagnie au XVI ème siècle s’était conclus. Trois siècles plus tard celui-ci avait pris le chemin du capitalisme et du libéralisme séculariste. L’attitude de défense que les jésuites de la nouvelle Compagnie furent obligés d’adopter et la nécessité de s’adapter aux nouvelles urgences de l’économie, jouèrent, probablement, contre leur indépendance et crédibilité dans une société de plus en plus pragmatique. Nous pouvons toutefois relever avec certitude que la vigueur apostolique de la Compagnie de jésus va au-delà de tout calcul.

Les très nombreuses vocations à la Compagnie enregistrées à partir de 1814 furent caractérisées par un fort zèle apostolique et par une grande générosité humaine et religieuse ; il est donc impossible de soutenir sérieusement qu’une telle surabondance de vocations était une simple expression de l’esprit conservateur de l’Église et de la Compagnie au XIX ème siècle. Sommes-nous certains de pouvoir mettre en doute la fidélité de ces hommes héroïques à l’esprit de saint Ignace et leur continuité avec les jésuites de 1773 ?

Extraits de l’Annuaire « Jésuites 2014 » p.65 à 68
Traduction de Isabelle Cousturié

Article publié le 11 janvier 2014

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