Peu après son élection comme Préposé Général, le 14 octobre 2016, le P. Arturo Sosa Abascal, un Vénézuélien de 68 ans, a donné une interview à l’hebdomadaire belge Tertio.

Tertio (T) – Dans une première réaction à votre élection, vous avez indiqué que vous avez ressenti votre élection comme Préposé Général comme une confirmation de la direction qu’avait prise la Compagnie de Jésus à l’époque du père Arrupe (Supérieur Général de 1965 à 1981), et la nécessité de poursuivre dans cette direction.

Arturo Sosa (AS) – Je suis entré chez les jésuites en 1966, un an après l’élection de l’Espagnol Arrupe, missionnaire au Japon, comme Père Général. Il fit souffler un air frais dans l’Ordre et insista sur un engagement plus fort pour la justice sociale. Cela m’a touché comme cela n’a pas laissé indifférente l’Eglise au Venezuela. Le P. Peter-Hans Kolvenbach, Néerlandais, et mon prédécesseur Adolfo Nicolás ont poursuivi cette orientation, et moi aussi je me reconnais bien dans cette orientation du P. Arrupe. C’était en fait un prolongement de l’orientation du concile Vatican II : « Ouvrez vos yeux aux signes des temps, parce que Dieu nous parle à travers l’Histoire. Nous étions comme défiés par le Concile à découvrir comment Dieu y parle. Cela peut être difficile. Pour les premiers chrétiens, c’était difficile de comprendre comment Dieu parlait par la Croix. Nous vivons une époque étrange. Comment Dieu parle-t-il et quels signes nous adresse-t-il au travers les nombreuses crises de notre époque ? Où Dieu se fait-il homme aujourd’hui ? Il s’incarne maintenant aussi dans les plus pauvres et les plus faibles. Oui, les yeux et les oreilles des pauvres sont plus ouverts pour les signes et les paroles de Dieu.

T – Beaucoup indiquent les ressemblances entre vous et le pape François. Qu’en dites-vous ?

AS – Le pape et moi sommes fils d’une même Église. L’Église d’Amérique latine a parcouru un chemin long et complexe depuis le concile Vatican II. La foi populaire, l’inculturation, les révolutions politiques, les processus sociaux, les pauvres et leur libération : tout cela a eu un impact énorme sur notre Église, et celle-ci a aussi apporté l’Évangile dans toutes ces situations et évolutions. Si vous lisez le document final de la 5° assemblée générale du CELAM (la Conférence des évêques d’Amérique latine), tenue à Aparecida en 2007, vous y trouvez toutes les lignes de force du pontificat du pape François et les sujets dont il parle d’abondance aujourd’hui.
Ensuite, le pape et moi sommes fils d’une même spiritualité. Nous sommes jésuites et accordons beaucoup d’importance au discernement, à la réconciliation et la prière. C’est vrai, nous venons d’un même continent, mais Caracas est presqu’aussi loin de Buenos Aires que de Rome… même s’ils sont culturellement reliés.

 T – Comment le pape François inspire-t-il la Compagnie de Jésus ?

AS – Le pape a rendu visite à notre Congrégation générale le 24 octobre. Plutôt que de nous parler de notre mission d’aujourd’hui, il nous a dit : « Vous connaissez votre mission. Votre charisme n’a pas changé. Il faut le vivre, et discerner comment agir à partir de ce charisme ». Ensuite, il nous a donné quelques clés pour le vivre dans la joie de l’Évangile : demander la grâce et la réconciliation.

T – Vous mettez souvent l’accent sur la collaboration et l’interculturalité.

AS – C’est le peuple de Dieu, hommes et femmes, qui construit l’Eglise. Le ministère est un service à la communauté. Notre communauté ne doit pas être cléricale. Les consacrés collaborent avec les laïcs. C’est la vision de Vatican II et celle du pape François. Le Père Kolvenbach trouvait que nous devions être des serviteurs de la réconciliation en apportant l’espérance et la justice dans un monde brisé. Il s’agit de réconcilier des personnes. La vraie réconciliation vise la relation avec les personnes, avec la création et avec Dieu. Des relations inséparables qui s’influencent l’une l’autre. Comme communauté de croyants, nous devons nous mettre en route et collaborer avec toutes les personnes de bonne volonté, y compris avec ceux qui ne croient pas ou croient autrement, pour contribuer à un monde juste.

L’interculturalité ou la diversité, je la vois comme un signe important de notre temps. Le respect de l’autre ne va pas assez loin. Il faut plus qu’une tolérance passive. Ces relations multiculturelles, nous devons vraiment les vivre jusqu’au bout, et aussi dans notre Ordre. Notre monde a beaucoup de couleurs, et cela même est une révélation de Dieu. Remercions-le pour cette diversité, elle est une richesse. Beaucoup d’expériences ont eu lieu après le concile autour de l’inculturation. Je les vois comme des semences qui ont donné des plants et dont sont sortis quelques arbres solides. Il y a une unité dans la diversité.

T – Vous en avez découvert le sens très tôt dans votre vie. Comment avez découvert que le sens en était le don de soi ?

AS – Nous avons reçu un très beau cadeau : la vie. Que le sens en était de se donner soi-même, je l’ai vu dans ma famille et ensuite chez les jésuites au collège et quand je suis entré chez eux.
Mes grands-parents vivaient dans la pauvreté, mais mon père appartenait à la génération qui construit le Venezuela. Il était économiste et juriste. Il a fait partie du gouvernement par deux fois. Il m’emmenait souvent dans ses voyages et me montrait plein de choses. Il m’ouvrait les yeux à toutes sortes de réalités pour que je ne m’enferme pas sur ce que je connaissais déjà. Il enrichissait mes connaissances. Et les jésuites aussi nous amenaient vers les autres et d’autres réalités. Personne ne peut vivre sans les autres. Personne ne peut se sauver lui-même. L’homme est solidaire par nature. Les chrétiens savent qu’ils sont ainsi à l’image du Dieu en trois Personnes. Il y a aussi une communion et solidarité en Dieu.

Un jésuite qui ne pense pas est comme un jésuite qui ne prie pas. Ce sont deux « infidélités » à notre charisme. Nous devons et prier et penser.

T – Le Venezuela est un des pays les plus sécularisés d’Amérique Latine. Quel rôle l’Eglise peut-elle jouer dans cette société ?

AS – De par notre histoire, l’Eglise n’a jamais été très étendue au Venezuela. Nous étions un pays pauvre. Pendant la période coloniale et jusqu’à la guerre d’indépendance (entre 1810 et 1823), peu de structures ont été érigées, y compris dans l’Eglise. Après cette guerre, il y eut un conflit entre la société civile et l’Eglise qui a presqu’englouti l’Eglise. Notre pays a une culture positiviste et l’Eglise n’y a jamais été le centre de la vie en société. Au siècle dernier, l’Eglise a fait de grands efforts pour etre présente dans la société. Le Concile et les réunions du Celam à Puebla et Medellin y ont contribué. D’abord par les écoles, et puis l’effort social. Le Venezuela n’a certainement pas une Eglise d’élites. Elle est présente à la base, proche des gens et la conférence épiscopale s’est toujours attachée à construire des ponts entre toutes les couches de la société, en se basant non sur un pouvoir mais sur l’Evangile.

L’ordre des Jésuites est présent depuis un siècle au Venezuela. Depuis 1916 nous avons été à l’initiative d’un séminaire interdiocésain pour une Eglise pauvre, avec peu de vocations. Notre développement y fut lent et c’est seulement en 1970 que nous sommes devenus une Province autonome. Les phares de notre province sont un centre social et un institut théologique pour les communautés de base. La réflexion pastorale et l’approfondissement créatif de l’évangile y sont essentiels.

 T – Quand vous étiez y Provincial, vous avez lancé un projet à 2020 ? De quoi s’agissait-il ?

AS – Je suis devenu provincial en 1996. Notre province avait acquis une maturité suffisante et le nombre des vocations était en croissance. Et on a pu faire des projets à plus long terme avec trois piliers centraux : l’inculturation : nous mettre en route avec les gens, connaître leur culture et y amener une présence chrétienne, avec une attention spéciale aux jeunes. Deuxièmement, l’option préférentielle pour les pauvres. Toute l’Eglise en Amérique Latine parle un même langage. Nous nous engageons en actes pour les pauvres, mais il faut aussi un travail intellectuel afin de faire des propositions de structures plus justes au service des pauvres. La charité seule ne modifie pas leur situation. C’est pour cela que les centres sociaux et les écoles sont importants pour tirer les gens de la misère.
Enfin, mais c’est peut-être le plus important : notre spiritualité. C’est notre plus grand trésor. Nous devons le partager avec le plus grand nombre. Où que nous soyons actifs, dans la pastorale, à l’université, dans les écoles de Fe et Alegria, nous devons inspirer tout le monde par notre spiritualité. Une éducation à la foi plus systématique pour les laïcs qui collaborent avec nous en fait partie.

T -Vous ne cessez de marteler que vous êtes la Compagnie « de Jésus ». Tout tourne autour de Lui.

AS – Absolument. J’en suis fortement convaincu et je redis sans cesse que nous sommes « de Jésus ». Nous devons nous identifier à lui. Sinon, nous ne sommes pas jésuites ni chrétiens. Sans son exemple, il y a même quelque chose d’humain qui se perd. Notre vie et notre travail ne se conçoivent pas sans Lui. Il est le centre.

T – Comment vivre les crises du monde et de l’Église ?

AS – Les deux maux de notre temps sont le vide spirituel et intellectuel. C’est pour cela que les jésuites – et beaucoup d’autres – doivent, pour avancer, s’appuyer sur l’approfondissement spirituel et intellectuel. Dans ce monde qui change si vite, c’est notre mission à nous, jésuites, de soutenir l’Église et les hommes à partir de nos centres de formation intellectuelle, notamment notre centaine d’universités à travers le monde. Tout prêtre doit réfléchir à sa manière d’évangéliser et de contribuer à la justice sociale. Toutes les crises que nous rencontrons – économique et écologique notamment – sont liées les unes aux autres, dit le pape. Nous devons trouver des alternatives, même si cela demande des efforts. Nous devons tous être profondément enracinés dans la vie et en même temps réfléchir solidement. Un jésuite qui ne pense pas est comme un jésuite qui ne prie pas. Ce sont deux « infidélités » à notre charisme. Nous devons et prier et penser.

Biographie

Arturo Sosa est né en 1948 à Caracas. En 1966, il entre dans la Compagnie de Jésus. Études de théologie à Rome. Par après, il fut diplômé en sciences politiques et enseigna dans différentes institutions. Sosa fut provincial des jésuites du Venezuela de 1996 à 2004. Auparavant, il fut responsable de leur apostolat social, en particulier dans le réseau d’enseignement au service des plus pauvres. Sosa s’est plusieurs fois opposé à la « tyrannie populaire » des présidents Chavez et Maduro, et s’est exprimé contre le modèle de croissance néolibéral.
Depuis 2014, il travaillait à la Maison générale des Jésuites à Rome où il était responsable des maisons jésuites internationales de Rome. Depuis le 14 octobre 2016, il est le premier Préposé général des jésuites non européen.

* Traduction : Tommy Scholtes sj
Avec nos remerciements à l’auteur, Emmanuel Van Lierde, de l’hebdomadaire belge Tertio.