Témoignage du P. Tuân Nguyen, jésuite, ex « boat-people », sur sa relation personnelle au JRS
Le Service jésuite des réfugiés (JRS) a été fondé en 1980 par le Père Arrupe pour répondre à la situation tragique des boat-people. Le père Tuân Nguyen, jésuite, directeur d’Inigo Volontariat (Service jésuite du volontariat international), raconte sa relation particulière avec le JRS. En effet, il a lui-même été un réfugié vietnamien, juste avant que le JRS ne soit créé.
Fuir le régime communiste
Je m’appelle Tuân Nguyen et je suis d’origine vietnamienne, aujourd’hui devenu Français par naturalisation et jésuite par vocation.
Je suis né en 1968, en pleine guerre du Vietnam. Dès ma naissance, j’ai donc grandi dans un pays en guerre, gangréné par deux idéologies opposées, importées d’Occident : le communisme d’un côté et le capitalisme de l’autre. Mon père était haut fonctionnaire de la République du Vietnam du Sud, d’abord sous le régime du président Ngo Dinh Diem puis sous le régime du président Nguyen Van Thiêu. Comme le régime du Sud Vietnam a perdu la guerre en avril 75 contre les communistes du Nord, notre famille n’avait pas d’autre choix que de fuir notre pays, sinon mon père aurait été mis en prison puis envoyé en camp de concentration. C’est ainsi que commence mon histoire d’exode et de réfugié boat-people.
Au lendemain de la chute de Saigon, le 30 avril 1975, tout Saigon baignait dans un total chaos. Les gens couraient dans tous les sens, les uns cherchant à pénétrer l’ambassade des États-Unis dans l’espoir d’être évacués par hélicoptère par l’armée américaine, les autres à monter sur des bateaux encore à quai qui se prépareraient à rejoindre la 7e flotte américaine au large. Mon père, lui, pensait prendre sa retraite sous le nouveau régime. Il n’avait jamais envisagé de quitter son pays. Mais, devant l’agitation des gens tout autour, il est allé consulter son supérieur hiérarchique pour en avoir le cœur net. Arrivé à sa maison, on l’a informé que son supérieur hiérarchique venait d’être évacué par les Américains juste avant l’irruption dans la maison des soldats communistes à sa recherche. Mon père a compris tout de suite qu’il était la seconde personne que l’armée populaire vietnamienne rechercherait. Suite à cette prise de conscience, de retour à la maison, il était d’accord avec ma mère qu’il nous fallait désormais quitter le Vietnam le plus rapidement possible.
« L’exode des boat-people »
Ainsi notre famille a pris la fuite, le lendemain, le 2 mai 1975, très tôt à 3 heures du matin. Je m’en souviens encore. Mais je ne savais pas à l’époque que c’était un départ définitif, sans retour. On n’a pu dire adieu à personne. Notre famille rejoignit un port plus au Sud, car Saigon était déjà envahi par le pouvoir communiste, et tous les bateaux encore en état de partir étaient déjà tous partis. C’est à Rach Gia, un port de pêche bien au Sud, que mes parents ont trouvé un pêcheur qui acceptait de nous emmener au large avec d’autres familles. Nous étions en tout 63 personnes, sans compter le propriétaire, sur ce bateau de pêche d’une dizaine de mètres de longueur.
Ce n’est qu’au bout de 5 jours de navigation au large de la mer de Chine qu’un navire marchand norvégien nous a repérés et a voulu nous repêcher. Encore un jour de plus, et je pense que je ne serais plus ici pour vous raconter cette histoire. En effet, pendant ces 5 jours, je n’ai rien mangé ni bu la moindre goutte d’eau. Maintenant je peux vous dire que cette expérience d’exode en mer a marqué au fer rouge ma mémoire.
Nous faisions sans doute partie des premiers boat-people, mais nous étions encore assez chanceux pour trouver des navires qui ont voulu nous repêcher, par générosité ou par sens du devoir de secourir d’autres hommes en situation de détresse en mer. D’autres bateaux ont suivi notre exemple pour fuir le Vietnam et le régime communiste de l’époque. Tout ce mouvement a créé un mouvement d’exode appelé « exode des boat-people » en mer de Chine. Les plus chanceux arrivent à bon port et sont pris en charge par le UNHCR et évacués vers des pays d’asile qui les accueillent. Les moins chanceux peuvent tomber sur des pirates qui volent le peu qu’ils ont et qui parfois violent, sur le bateau, des femmes et des jeunes filles, dont certaines sont kidnappées et vendues dans des bordels des pays d’où sont originaires les pirates. D’autres encore meurent en mer de Chine car leur bateau coule ou bien n’a plus de fuel pour continuer la route. C’est ainsi que des centaines de milliers de Vietnamiens fuient le régime communiste en embarquant sur des bateaux de fortune. Ils sont victimes de naufrages, de pillages, d’actes de piraterie. Ceux qui s’en sortent en atterrissant sur un sol sûr sont souvent rejetés par ces mêmes pays, voisins du Vietnam.
C’est dans ce contexte extrêmement dramatique que des camps de réfugiés pour boat-people vietnamiens commencèrent à naître dans différents pays autour du Vietnam : Thaïlande, Philippines, Indonésie, Malaisie, et plus tard Hong Kong.
La naissance du Jesuit Refugee Service (JRS)
Et ce sont quelques jésuites engagés dans la cause de ces boat-people vietnamiens qui ont alerté le Père Pedro Arrupe, préposé général de la Compagnie de Jésus à l’époque, du drame que vivaient ces réfugiés vietnamiens enfermés dans ces camps sans avenir. Ainsi en 1980, hanté par la situation tragique des réfugiés dans le monde, le Père Arrupe entraîne la Compagnie de Jésus vers de nouveaux engagements en fondant le Jesuit Refugee Service (JRS), un organisme d’aide aux réfugiés et aux personnes déplacées, actif aujourd’hui dans plus de 50 pays.
Du côté des pouvoirs publics en France, le drame des boat-people émeut et mobilise l’opinion publique et les intellectuels, toutes tendances politiques confondues. Avec une poignée de volontaires, le docteur Bernard Kouchner décide d’affréter un navire pour le transformer en bateau-hôpital. Ce sera « L’île de lumière ». Le bateau est transformé à Nouméa en un hôpital de 100 lits. Avec ses 17 membres d’équipage, il part d’abord pour Singapour, puis pour l’île de Poulo Bidong, où s’entassent, sans soins médicaux, des milliers de réfugiés.
Du côté de l’Allemagne, le couple Christel et Rupert Neudeck décide alors, en collaboration avec un groupe d’amis, de former un comité qui lance une opération nommée « Ein Schiff für Vietnam », afin d’aller sur place secourir les réfugiés. Le groupe affrète pour une première mission de sauvetage un cargo nommé Cap Anamur. Contrairement aux prédictions de nombreux experts et même aux attentes des Neudeck, ce fut un énorme succès : 10 375 personnes ont ainsi été secourues en bateau sur la mer, et 35 000 autres ont été médicalement assistées.
Du côté jésuite, une figure discrète mérite que nous lui fassions mémoire : il s’agit d’un père jésuite italien, nommé Gildo Dominici. Voici ce que le Père Gildo dit de son expérience avec les réfugiés vietnamiens à Galang :
« Travailler dans un camp de réfugiés est souvent difficile et physiquement fatigant. Mais c’est aussi une merveilleuse expérience humaine et spirituelle. Je redécouvre l’humanité ici à Galang. La cupidité et l’égoïsme existent, mais les aspects positifs de la nature humaine sont bien plus évidents. Ici, la solidarité humaine est une réalité et pas seulement de belles paroles.
Et ici, je trouve Dieu. Les réfugiés sont mes plus grands bienfaiteurs parce qu’ils révèlent le Christ et me le donnent. Ils m’aident à faire de l’Évangile la chair de ma chair. Ils me donnent la possibilité de consacrer ma santé, mon temps et toutes mes énergies au Christ en eux. Je suis le plus heureux des hommes d’être ici ».
Recueillons aussi le témoignage de Anh Q. Tran, réfugié lui-même à l’époque sur les îles de Araya et Kuku. Anh Q. Tran est devenu jésuite par la suite et il enseigne aujourd’hui la théologie systématique à Santa Clara University. Voici ce qu’il dit du Père Gildo Dominici :
« La première fois que j’ai rencontré le père Dominici, c’était en octobre 1979, lorsqu’il est venu de Tanjung Pinang, en Indonésie, dans mon camp de réfugiés sur les îlots Araya et Kuku, dans l’archipel des Anambas. Il venait toutes les 2-3 semaines pour apporter du courrier et nous offrir la messe et des conseils. À Pâques 1980, le camp de Kuku a été fermé en tant que camp de réfugiés permanent, et tous les réfugiés vietnamiens ont été transférés au camp de Galang. Ce matin-là, nous avons célébré l’Eucharistie ensemble pour la dernière fois à Kuku. Le père Dominici nous a accompagnés sur le bateau jusqu’à Pulau Galang, notre nouvelle maison. Pendant trois mois à Galang, j’ai appris de lui le mode de vie du mouvement des Focolari, et ma vie n’a plus été la même depuis. Je suis arrivé aux États-Unis en juillet 1980, sans m’attendre à le rencontrer à nouveau… Tout ce que je peux dire sur le père Dominici, c’est que j’ai connu un saint. »
Qu’en est-il de JRS aujourd’hui ? Certes, les demandeurs d’asile ne sont plus les mêmes. Avant la naissance de JRS en 1980, c’était le drame des réfugiés vietnamiens et cambodgiens. Avec l’existence de JRS depuis 40 ans, les drames humains ont changé de pays et de visages, mais ce sont toujours des drames que nous ne pouvons faire semblant d’ignorer. Et ce qu’a dit le père Gildo Dominici avant sa mort ne perd pas son poids de vérité. Oui, s’occuper de réfugiés est souvent difficile et physiquement fatigant… mais c’est sans doute eux qui nous donnent et nous révèlent le Christ. Avec eux, nous apprendrons à pratiquer la charité en actes et pas seulement en paroles.
Tuan Nguyen sj
P. Gildo Dominici sj (né le 5 mars 1935 à Assise, mort le 3 mars 2003 en Italie).
Pour aller plus loin
> Découvrir les actions menées par le JRS France
> Lire l’article sur les 40 ans du JRS
Article publié le 8 décembre 2020