La biographie de Diego Laínez est étroitement liée à celle d’Ignace de Loyola. Aussi y trouve-t-on également le charisme originel de la Compagnie de Jésus. S’intéresser à Laínez apporte par conséquent un nouvel éclairage sur Ignace lui-même.

L’année 2012 marque le 500ème anniversaire de la naissance de Diego Laínez, l’un des premiers compagnons d’Ignace et le second Général de la Compagnie de Jésus.

En y regardant de plus près, il s’avère que sa vie fut liée à celle d’Ignace comme aucune autre. Par Ignace, mais également par des personnages haut placés dans le monde ou dans l’Eglise, il s’est vu confier à plusieurs reprises de hautes responsabilités. En Italie, il a avant tout représenté la Compagnie de Jésus vis-à-vis de l’extérieur.

Le Père Diego Lainez SJPourtant, au vu de ses services et de la pertinence de ses actions, il a suscité peu d’intérêt parmi les historiens. Cela vient-il du fait que pendant longtemps ses origines juives en ont embarrassé plus d’un et que les prises de position politiques et théologiques d’aujourd’hui ne s’harmonisent pas bien avec l’image que l’on se fait plus volontiers des origines de l’Ordre? Il n’en reste pas moins que Diego Laínez ainsi que son compagnon d’études Alonso Salmerôn peuvent être considérés comme des poids lourds intellectuels parmi les premiers Jésuites.

Au cours des quatre dernières décennies, sous l’impulsion du Concile Vatican II qui a invité les Ordres religieux à se tourner à nouveau vers leur charisme originel, on ne compte plus le nombre de biographies de St Ignace. A l’inverse, les deux dernières biographies de Laínez datent des années 1940. L’histoire monumentale des Jésuites en Italie sous le Généralat de Laínez, écrite par Mario Scaduto, est certes parue en deux volumes en 1964 et 1974, mais, si elle constitue l’étude récente la plus conséquente, elle n’a pas pour sujet propre la personne de Lainez.

Diego Laínez a fait la connaissance d’Ignace dès son temps d’études à Alcalà, comme Jérôme Nadal et Nicolàs Bobadilla. C’est là qu’est née pour lui une amitié durable avec Alonso Salmerôn.

Aucun d’eux pourtant ne faisait alors partie du cercle de compagnons qui s’était constitué autour d’Ignace, mais qui allait bientôt se disperser. Il paraît également peu vraisemblable que la décision de Lainez de partir à Paris pour ses études ait été influencée par Ignace. Toutefois, peu après son arrivée dans cette ville, Laínez s’est vite approché d’Ignace en vue d’obtenir de sa part des conseils en matière spirituelle et il a fait avec lui les Exercices, à une époque où François Xavier se moquait encore de cet étudiant mendiant avancé en âge.

Le 15 août 1534 il fit avec les autres premiers compagnons, vœu de pauvreté et de chasteté, et s’engagea à aller à Jérusalem en pèlerin, ou à défaut, à s’offrir au pape pour la mission. Le 15 novembre 1536, le groupe, à l’exception d’Ignace, quitte Paris et arrive en janvier 1537 à Venise. Après avoir été ordonnés prêtres le 24 juin de la même année, Ignace, Pierre Favre et Laínez se retirent ensemble afin de se préparer à leurs premières messes.

Ces trois mêmes partent pour Rome en octobre. C’est sur le chemin qu’Ignace aura dans une petite église délabrée du nom de La Storta sa vision qui tient une place centrale dans la spiritualité ignatienne. Au moment de la vision, Laínez se tenait à l’extérieur, mais Ignace lui a immédiatement raconté en détails ce qui s’est passé, comme il l’atteste lui-même dans son récit de 1555, en faisant de Laínez la personne de référence pour quiconque souhait en savoir plus sur cet événement clef. A la différence des autres Compagnons, Laínez n’a ensuite plus quitté l’Italie avant 1561. Certes il a parcouru la péninsule en tous sens pour y accomplir les innombrables missions qui lui furent confiées, mais il revenait toujours à la Casa Professa de Rome, là où Ignace résidait.

On ne peut que constater que le cercle des premiers compagnons parisiens perdit bientôt son caractère initial typique. Sans même tenir compte du départ définitif de François Xavier vers l’Extrême-Orient en mars 1540 ce groupe ne s’est jamais retrouvé au complet après les délibérations de 1539. Une des raisons en est bien entendu le nombre incalculable de missions confiées aux premiers compagnons à l’époque. Il faut aussi ajouter qu’après son élection comme Général au printemps 1541 Ignace à plusieurs reprises s’est entouré de conseillers proches qui n’entreront dans la Compagnie que plus tard. Les plus spécialement cités sont Jérôme Nadal, Juan Polanco et François de Borgia. Seul Diego Lainez est resté à sa place, mais il a gagné en importance, à tel point qu’il fut élu Vicaire général de l’Ordre le 4 août 1556 après la mort de St Ignace, ce qui entraîna quelques complications dans un premier temps puisque le 1er novembre 1554, c’est Jérôme Nadal qui avait été choisi et confirmé par Ignace. Nadal laissa toutefois la préséance à Laínez lorsque la première Congrégation Générale le choisit le 2 juillet 1558 au premier tour par 13 voies sur 20 comme deuxième Général de la Compagnie. De toute évidence les électeurs jésuites virent en lui l’homme qui pourrait poursuivre de la manière la plus fidèle l’œuvre d’Ignace.

Portrait de Diego (ou Jacques) Laínez conservé le long de l’escalier conduisant aux «Chambres» de Saint-Ignace, à l’intérieur du Collège international du Gesù, à Rome.

Né en 1512, premier fils d’une famille bien établie de nouveaux chrétiens à Almazàn, une grande place marchande de Vieille Castille, Diego Lainez a d’abord étudié les arts à Soria et Sigüenza. Il partit pour ses études de philosophie à Alcalà en 1528. Il laissa auprès de ses collègues et de ses professeurs une réputation précoce d’homme intelligent au caractère consciencieux que le travail n’effrayait pas, ayant des mœurs policées, toutes qualités qui le feront être appelé de mission en mission en divers endroits tout au long de sa vie, une vie qu’il achèvera à Rome, épuisé, âgé de seulement 53 ans, le 19 janvier 1565.

Paul III avait confié à Laínez et à Favre à la fin de 1537 chacun une chaire de théologie dans l’Université La Sapienza qui avait été ré-ouverte dans la Ville Éternelle trois ans plus tôt. Même si à l’époque cette Université ne comptait pas parmi les lieux académiques les plus importants, il est possible de lire dans cette mission un indice clair des  capacités intellectuelles du jeune Laínez, âgé seulement de 25 ans à l’époque. En mai 1546, le même pape l’envoya en compagnie de Salmerôn au Concile de Trente où il demeura jusqu’à son terme en décembre 1563, d’abord comme théologien du pape, ensuite comme Général de la Compagnie, une longévité égalée par aucun autre participant du Concile.

Diego Laínez participa comme théologien au Concile de Trente, y apportant sa précieuse et originale contribution.

Lorsqu’il se présenta au début de la deuxième session le 27 juillet 1551, les Pères conciliaires ne s’y trompèrent pas: c’était un indice clair que le Concile allait désormais progresser de manière ferme. En qualité de théologien, par ses plaidoyers sur les différents thèmes du Concile, il attira l’attention de nombreux évêques sur la très jeune Compagnie. Ceux-ci s’employèrent ensuite à obtenir l’envoi de Jésuites dans leurs diocèses respectifs.

L’héritage littéraire de Laínez se distingue par son caractère unique. Sans cesse il lui fut demandé des contributions écrites, tels par exemple un Compendium des erreurs protestantes en 1547 ou un manuel de la foi chrétienne en 1551.

Ce dernier ne fut pas un succès en raison de sa conception trop détaillée. Des six volumes prévus, il en acheva trois, dont les manuscrits sont considérés comme disparus. De façon générale, au cours de sa vie comme de manière posthume, Laínez si doué fût-il, n’a jamais rien publié. La disparité de ses contributions en a rendu impossible la préparation soignée pour une édition. Son écriture à peine lisible constitue en outre pour les générations ultérieures un obstacle insurmontable. C’est pourquoi jusqu’à aujourd’hui deux volumineux fascicules reposent aux archives romaines, mais ne sont même pas ouverts.

Mais ses missions n’étaient nullement toutes à orientation intellectuelle. Il s’est aussi occupé de la réforme des communautés religieuses et il s’est tenu en contact régulier avec la maison ducale de Florence ainsi qu’avec la famille du Vice Roi de Palerme. Dans les villes où il séjournait, il se mettait immédiatement à prêcher et parvenait en très peu de temps à attirer autour de lui un auditoire enthousiaste. De ses voyages il ramenait aussi souvent avec lui à Rome une longue suite de jeunes gens intéressés par la Compagnie, qu’il confiait à Ignace pour les éprouver quant à leur capacité à devenir Jésuite. Une fois, Ignace dut toutefois l’avertir que l’obligation faite aux Compagnons de catéchiser les enfants était également valable pour lui. Peut-être se cache-t-il là- derrière la préférence de Lainez pour les missions plus élevées sur un plan intellectuel.

Laínez bénéficiait d’un avantage clair: la bienveillance des papes à son égard. Sa loyauté était caractérisée par des prises de position univoques vis-à-vis des prérogatives papales.

Statue de Diego Lainez à Almazàn, en Espagne, son pays natal. Almazàn était alors un gros bourg de commerçants du nord castillan. Descendant d’une famille juive plutôt aisée, il faisait partie de ceux que l’on appelait les «nouveaux chrétiens».

Laínez bénéficiait ainsi d’une très haute réputation auprès du pape Paul IV, dont l’élection avait pourtant profondément ébranlé Ignace. Ce pape aurait volontiers nommé Laínez Cardinal à la fin de 1555 et souhaitait l’appeler à la Curie comme son conseiller, mais Ignace est parvenu à déjouer ce projet.

C’est grâce à cette sympathie de principe et aux talents diplomatiques de Laínez que la première Congrégation Générale put avoir lieu à Rome en 1558 à la suite d’une crise grave et profonde. Le pape approuva les Constitutions sans modification même si ses anciens ressentiments envers Ignace refaisaient surface de manière menaçante de temps en temps. Par l’entremise d’un légat, il est toutefois parvenu à imposer finalement aux Jésuites l’office au chœur et la limitation de la durée du mandat du Général à trois ans. Mais, dans la mesure où les dispositions orales d’un pape perdent leur validité après la mort de celui-ci, Laínez s’en considéra bientôt comme dispensé. Lors du conclave qui suivit la mort du pape, Laínez fut du reste appelé par le Collège des Cardinaux pour consultation exhaustive et quelques voix se sont même portées sur son nom lors du vote.

Laínez entra en contact avec les pensées réformatrices de son époque déjà à Alcalà et à Paris, où certains de ses condisciples se tournèrent vers la nouvelle doctrine. L’envoi de Laínez à Venise par le pape Paul III avait pour but, outre de contribuer à intensifier la vie ecclésiale, de faire pièce à la nouvelle doctrine également. Laínez parvint bientôt à inciter les croyants à livrer les écrits protestants qu’ils possédaient.

Porterie du Prieuré royal Saint Louis à Poissy

Porterie du Prieuré royal Saint Louis à Poissy

Conformément au vœu de Pie IV, Laínez prit part à l’automne 1561 au colloque de Poissy. Celui-ci aurait dû initialement être un Concile national français alternatif à celui de Trente. Il se transforma finalement en une tentative menée par la Reine de France de rassembler autour d’une même table les représentants des deux confessions de foi. Laínez intervint de manière tout à fait déterminante dans le déroulement du colloque, en réfutant dans un premier temps la doctrine protestante de l’Eucharistie et en mettant en doute la raison d’être fondamentale de la nouvelle croyance. Il parvint ainsi dans un second temps à convaincre aussi la Reine de refuser aux protestants la construction et l’entretien de lieux de culte pour eux. Il conseilla enfin l’interruption des pourparlers, puisque le dernier mot en matière de foi relevait du domaine de compétence du pape, non de celui des autorités séculières.

Lors de la troisième période du Concile de Trente, il se plaça avec succès du côté de ceux qui militaient en faveur de la réforme de l’Eglise sous la houlette du pape, non du Concile.

A quelle aune se mesure notre sympathie pour Laínez? La question n’est plus guère pertinente. Sa valeur est incontestée quoique jusqu’à présent trop peu prise en considération. Sa courte vie ne fut pas pour autant insignifiante, la force de décision et les talents diplomatiques s’y trouvant toujours en équilibre. Cette vie est étroitement liée à l’évolution d’Ignace, dans la mesure où elle prit part inévitablement au charisme fondateur de la Compagnie de Jésus. Puisque Laínez fut l’un des plus proches conseillers d’Ignace et souvent celui qui mettait en œuvre les décisions de celui-ci, les deux hommes ne peuvent pas avoir divergé complètement. S’intéresser à Laínez apporte par conséquent aussi un nouvel éclairage sur Ignace. Cela constitue une partie de notre travail d’auto compréhension dans la Compagnie et fait donc aussi partie de notre apostolat, l’héritage de Laínez appartenant à l’identité jésuite. Une nouvelle biographie critique de Diego Laínez serait souhaitable dans l’historiographie jésuite. Toutefois l’Institutum Historicum Societatis Iesu n’en publiera pas au cours de cette année jubilaire. Un volume rassemblant des contributions de plus de vingt historiens réputés est néanmoins en préparation, qui, à l’aide des méthodes historiographiques les plus récentes, apportera toutefois un nouvel éclairage sur quelques éléments de la vie et l’oeuvre de Laínez.

Paul Oberholzer, sj
Traduction de Hervé-Pierre Guillot, sj