Le cardinal Henri de Lubac sj
Après le vote largement favorable des évêques de France réunis en assemblée plénière le 30 mars 2023, le diocèse de Lyon a officiellement ouvert le 20 septembre 2023, le procès en vue de la béatification du cardinal Henri de Lubac, jésuite (1896-1991). À travers l’œuvre de ce théologien se dessine un itinéraire de croyant : une foi attentive aux problèmes du temps, enracinée dans l’expérience de Dieu, nourrie de l’Écriture, attachée à la vie de l’Église. Dans la revue Croire aujourd’hui parue en mai 1999, le P. Michel Fédou sj présentait l’œuvre du cardinal de Lubac.
Henri de Lubac naît à Cambrai, le 20 février 1986. Après des études secondaires au collège jésuite de Mongré à Villefranche-sur-Saône, puis une année de droit aux Facultés catholiques de Lyon, il entre en 1913 au noviciat de la Compagnie de Jésus. Mobilisé pendant la première guerre mondiale, il est blessé en 1917 près de Verdun – blessure qui lui occasionnera longtemps de pénibles maux de têtes.
Après la guerre, il poursuit le cursus traditionnel de la formation jésuite (à Jersey pour la philosophie, à Lyon-Fourvière pour la théologie). Il est ordonné prêtre en 1927, puis, à partir de 1929, est chargé d’enseigner la théologie fondamentale et l’histoire des religions aux Facultés catholiques de Lyon. En 1938 paraît son premier livre, Catholicisme, prélude d’une œuvre immense qui s’étalera sur un demi-siècle et comprendra au total une cinquantaine d’ouvrages. Mais cette œuvre va s’élaborer au travers de combats et de souffrances, d’abord à cause de la seconde guerre mondiale (au cours de laquelle le P. Henri de Lubac sj participe pleinement à la résistance spirituelle contre l’antisémitisme), puis à cause des oppositions suscitées par la publication, en 1946, du livre intitulé Surnaturel : oppositions telles que l’auteur, soupçonné d’hétérodoxie par un certain nombre de théologiens influents, est finalement interdit d’enseignement en mai 1950.
Les années 50 vont être pour lui des années d’épreuve, jusqu’à ce que le P. Henri de Lubac sj, davantage reconnu au début des années 60 et nommé « expert de la « commission théologique lors du concile Vatican II, puisse directement contribuer à l’aggiornamento de l’Église catholique dans ces années conciliaires. Les épreuves ne sont pourtant pas terminées, soit que les blessures du passé se fassent encore sentir, soit surtout que de nouvelles souffrances se déclarent devant certaines évolutions théologiques ou pastorales de l’après-concile : jadis contesté par des courant de tendance conservatrice, le P. Henri de Lubac sj manifeste désormais une inquiétude croissante devant les courants « progressistes » qui s’autorisent de Vatican II mais risquent en fait d’en dénaturer la doctrine. Du moins cette période est-elle illuminée, le 2 février 1983, par la promotion au cardinalat : reconnaissance solennelle d’une œuvre, reconnaissance surtout de ce qui n’avait cessé d’habiter cette œuvre – l’attachement à l’Église et la fidélité au successeur de Pierre. Viennent enfin les années où les forces physiques du cardinal diminuent de plus en plus ; à partir de 1986, il est à moitié paralysé et passe ses derniers mois chez les Petites sœurs des Pauvres jusqu’au 4 septembre 1991 où il meurt, accompagné par les prières de celles qui l’ont soigné jusqu’au bout et de son supérieur jésuite.
Source : P. Michel Fédou sj,
Henri de Lubac. Sa contribution à la pensée chrétienne, cahier Médiasèvres, 1996, p. 10-12
Biographie en images :
Éclairage du P. Michel Fédou sj
Le P. Michel Fédou sj présente l’œuvre de ce jésuite dans la revue Croire aujourd’hui de mai 1999.
Étonnante destinée que celle du P. Henri de Lubac, l’un des théologiens les plus suspects dans certains milieux de l’Église pré-conciliaire, l’un de ceux qui, en même temps, devaient le plus contribuer au renouveau de l’Église lors du concile Vatican II ! Né à Cambrai en 1896, entré au noviciat de la Compagnie de Jésus en 1913, atteint en 1917 par une blessure de guerre qui devait lui occasionner de pénibles souffrances, il avait suivi le cursus habituel de la formation jésuite avant de devenir, en 1929, professeur de théologie fondamentale aux Facultés catholiques de Lyon.
En 1938 parut son premier livre, Catholicisme, bientôt suivi d’autres ouvrages dont le fameux Surnaturel (1946). C’est à la suite de cette publication que le P. Henri de Lubac allait être interdit d’enseignement en 1950. Mais le temps de Vatican II fut celui d’une réhabilitation, qui devait être finalement consacrée, en 1983, par l’élévation au cardinalat.
À travers l’œuvre immense du P. Henri de Lubac se dessine, avant tout, un itinéraire de croyant. Cette œuvre de théologien témoigne d’une foi qui est attentive aux problèmes du temps présent, enracinée dans l’expérience de Dieu, nourrie de l’Écriture sainte et de la Tradition, profondément attachée à la vie de l’Église et au mystère de sa catholicité.
Une foi pour notre temps
Plusieurs exemples illustreraient la préoccupation qu’a eue le P. Henri de Lubac de rejoindre l’Église de son temps : la collection Sources chrétiennes, destinée à faire connaître les textes majeurs des Pères de l’Église, le soutien apporté au P. Pierre Teilhard de Chardin qui tentait de prendre en compte les données nouvelles de la science, le souci de rédiger, à côté de nombreux ouvrages très érudits, des livres accessibles à un grand nombre de chrétiens…
Le P. Henri de Lubac était d’autre part convaincu que la fidélité à l’Évangile devait inspirer certaines prises de position dans le monde de son temps. Il le montra durant la seconde guerre mondiale, par son engagement dans la résistance spirituelle contre l’antisémitisme. Il le montra aussi par son attention au « drame de l’humanisme athée » : à cet humanisme qui, depuis Feuerbach, avait prétendu s’édifier sans Dieu ou contre Dieu, il opposait la foi d’un Dostoïevski prophétisant la faillite de l’athéisme moderne. Il consacra enfin plusieurs travaux au bouddhisme. Il percevait l’importance de celui-ci dans l’histoire spirituelle de l’humanité, mais il le jugeait enfermé dans les limites d’une mystique seulement « naturelle » : le bouddhisme ignorait la révélation que Dieu avait donnée en Jésus Christ et, par là même, méconnaissait la vocation ultime de l’humanité.
Une foi enracinée dans l’expérience de Dieu
Cette vocation était, selon le P Henri de Lubac, inscrite dans la nature même de l’homme. Telle fut justement la thèse principale du livre Surnaturel : il n’y a pas à imaginer une « nature pure » de l’homme, avant que celui-ci ne soit atteint par le don de Dieu l’appelant à la vie divine ; en réalité, l’appel à connaître Dieu et à l’aimer est dès le début présent à l’être humain, selon la fameuse formule de saint Augustin : « Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi [1] « .
On reprocha au livre Surnaturel de s’écarter ici de la doctrine thomiste, et, surtout, de ne pas respecter suffisamment la gratuité du don de Dieu. Mais le P. Henri de Lubac répondit qu’il retrouvait en fait la grande Tradition de l’Église, et que sa thèse sur le « désir naturel de Dieu » ne portait pas atteinte à la transcendance de Dieu : « En tout, dans tous les ordres, Dieu est premier. Toujours c’est Lui qui nous devance. Toujours, sur tous les plans, c’est lui qui se fait connaître. Toujours c’est lui qui se révèle [2]. » Il est le Dieu « incompréhensible » dont on n’aura jamais fini de scruter le mystère, en sorte que la parole du croyant doit finalement conduire à l’adoration silencieuse.
Une foi imprégnée de l’Écriture et de la Tradition
Attentive aux problèmes du temps, passionnée par la question du surnaturel, la foi du P. Henri de Lubac était avant tout nourrie de l’Écriture et de la Tradition. Une grande familiarité avec l’œuvre d’Origène lui permit de souligner l’importance de l’exégèse spirituelle : l’Écriture n’a pas seulement un sens littéral, elle est porteuse de nombreux mystères qui ne peuvent être pleinement dévoilés qu’à la lumière du Christ. C’est cette conviction qui devait se développer tout au long de l’époque patristique et médiévale, trouvant son expression majeure dans la doctrine sur les divers sens de l’Écriture [3]. À cette doctrine était liée une interprétation du rapport entre les deux Testaments : « le Nouveau tout entier est enfanté par l’Ancien, et du même coup l’Ancien tout entier se trouve interprété par le Nouveau [4]. » Le rapport des deux Testaments impliquait lui-même la vision spécifiquement chrétienne de l’histoire. Toutes les phases de cette histoire étaient ordonnées à l’Événement central du Christ qui, par sa venue, avait fait toutes choses nouvelles. Et c’est par l’Église que la nouveauté chrétienne demeurerait présente tout au long de l’histoire.
Une foi ecclésiale
Dès son premier livre, le P. Henri de Lubac avait souligné que le catholicisme était essentiellement « social » et que la « catholicité » faisait partie du mystère le plus profond de l’Église. Il montra par la suite que la célébration de l’Eucharistie était, comme telle, incorporation à la communauté ecclésiale : s’il est vrai que l’Église fait l’Eucharistie, il faut aussi reconnaître que l’Eucharistie fait l’Église. Ce dernier thème, d’abord exposé dans Corpus mysticum (1944), fut repris dans Méditation sur l’Église de 1953.
Mais ce ne sont pas seulement les écrits personnels du théologien qui ont manifesté la dimension ecclésiale de sa foi. L’attachement du P. Henri de Lubac à l’Église s’exprima aussi par sa contribution même au concile Vatican II, dont il suivit les travaux en qualité d’expert. Plusieurs textes de ce concile portent la marque de son œuvre qui, avec celle d’autres théologiens comme le P. Yves Congar, dominicain, a largement contribué à une nouvelle compréhension de l’Église comme peuple de Dieu et de sa mission dans le monde.
Notes
- [1] Augustin, Confessions, I, 1.
- [2] Henri de Lubac, Sur les chemins de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1956 ; rééd., Cerf, 1983, p. 126.
- [3] Henri de Lubac consacra à cette doctrine une étude monumentale : Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier-Montaigne, 1959-1964.
- [4] Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris, Aubier-Montaigne, 1950, p. 408.
P. Michel Fédou sj,
revue Croire aujourd’hui, n° 70, mai 1999, p. 10-11.
> Photo : © Archives jésuites.
> Merci de contacter les archives jésuites de la Province EOF pour toute utilisation de ces photos.
En savoir + sur le P. Henri de Lubac sj
- Des archives : le service jésuite des archives de la Province met à disposition un certain nombre de ressources sur le cardinal Henri de Lubac.
- Des émissions :
- « La fécondité des intuitions d’Henri de Lubac » diffusée sur KTO en octobre 2022.
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- « Henri de Lubac » présenté dans l’émission La Foi prise au mot diffusée sur KTO en avril 2016.
- Un livre : Prier 15 jours avec Henri de Lubac du P. Emmanuel Decaux, aux Éditions Nouvelle cité, février 2022.
- Des articles de presse :
- L’Homme nouveau, le 25/11/23 : « L’immense biographie du Père de Lubac »
- Famille chrétienne, le 15/06/23 : « Henri de Lubac : un théologien sur les autels ? »
- Famille chrétienne, le 11/05/23 : « Faut-il canoniser Henri de Lubac ? »
- La Vie, le 28/04/23 : « Le théologien Henri de Lubac va-t-il être béatifié ? »
- La Croix, le 08/04/23 : « La pensée d’Henri de Lubac est un apport majeur pour l’Église d’aujourd’hui », éclairage du P. Michel Fédou sj
- La Croix, le 31/03/23 : Qui est le cardinal de Lubac, dont la cause de béatification va être ouverte ?
- Des articles de revues spécialisées et divers :
- « Henri de Lubac, la liberté d’une foi essentiellement sociale » : billet du Centre Sèvres pour mai 2023.
- La Nouvelle Revue Théologique (145-2, 2023) : « Remarques sur l’histoire du mot « surnaturel » ». La genèse tourmentée d’un article d’Henri de Lubac », du P. Bernard Joassart sj, p. 271-293.
- La Nouvelle Revue Théologique (145-2, 2023) : « Actualité pastorale de la théologie lubacienne du surnaturel », de Marie-Gabrielle Lemairenrt, p. 294-303.
Bibliographie réalisée par les Éditions du Cerf
Les Éditions du Cerf ont entrepris la publication intégrale des écrits du P. de Lubac, sous la direction de G. Chantraine et de M. Sales. Les volumes ne reproduisent pas seulement les œuvres du théologien, mais les feront précéder d’une « présentation » qui en éclairera la genèse et la portée, et donneront en outre une traduction française des citations grecques et latines. Un premier volume est déjà paru en 1998 : Le Drame de l’humanisme athée.
Surnaturel, Éditions du Cerf, mai 2021, 726 p
Rejetant l’idée moderne de pure nature, sans tomber dans l’idée d’une exigence du surnaturel, le P. Henri de Lubac entendait retrouver une doctrine traditionnelle : il y a dans la nature humaine comme telle, parce que spirituelle, un désir, un appétit de nature, qui ne saurait demeurer toujours insatisfait sans que l’œuvre du Créateur soit manquée et qui ne peut être satisfait autrement que par la vision même de Dieu face à face.
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Les églises particulières dans l’Eglise universelle suivi de La maternité de l’Eglise, Éditions du Cerf, Paris, juillet 2019
Ce dernier grand ouvrage du P. Henri de Lubac consacré à l’ecclésiologie est aussi le premier où le théologien réfléchit directement sur les institutions ecclésiales, ou plutôt sur les composantes de « la structure essentielle de l’Église ». Il concerne le rapport entre Église universelle et Églises particulières, la primauté pontificale, la collégialité épiscopale, l’œcuménisme ou les conditions d’exercice du sacerdoce. Ces divers éléments ne trouvent leur unité que dans une réflexion proprement contemplative du mystère de la catholicité.
> En savoir + sur le livre
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Suite de la bibliographie :
- Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme (1938 ; rééd., Cerf, 1983)
- Le Drame de l’humanisme athée (1944 ; nouv. éd., Cerf, 1998)
- Méditation sur l’Eglise (Aubier-Montaigne, 1953)
- Sur les chemins de Dieu (Aubier-Montaigne, 1956)
- Paradoxes, suivi de Nouveaux Paradoxes (Seuil, 1959)
- La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (Aubier-Montaigne, 1962)
- Le mystère du Surnaturel (Aubier-Montaigne, 1965)
- L’Écriture dans la Tradition (Aubier-Montaigne, 1966).
- Jean-Pierre Wagner, Henri de Lubac, collection Initiations aux théologiens, Éditions du Cerf, 254 p., 2001, 140 F.