En Irak, un jésuite aux frontières : témoignage du P. Antoine Paumard sj
Dévasté par les guerres puis les exactions du groupe État islamique qui ont notamment provoqué l’exode de centaines de milliers de chrétiens, l’Irak est entré dans une phase de reconstruction malgré une situation encore chaotique. Le P. Antoine Paumard sj, directeur du Service jésuite des réfugiés en Irak, témoigne des signes de renouveau.
Lorsque vous entendez le nom « Irak », quels mots vous viennent à l’esprit ? Pétrole, Saddam Hussein, Mésopotamie, guerre, Bagdad, violence, Daesh, Gaz, chrétiens d’Orient, Yézidis, Babylone, Ninive, Mossoul, Kurdes ? Peut-être rien de cela… Généralement, ce qui nous vient à l’esprit avec l’Irak est un mélange entre culture, richesse, histoire et violence.
Servir les personnes déplacées
Je suis arrivé en Irak en juin 2022, pour une prise de poste comme directeur du Jesuit Refugee Service (JRS, Service jésuite des réfugiés) en septembre 2022. Le JRS là-bas compte sur 180 personnes pour faire vivre sa mission, accompagner, servir et défendre les personnes déplacées par force –ici beaucoup de déplacés internes– les Yézidis, des personnes qui sont rentrées chez elles (les chrétiens), des réfugiés (Syriens et Iraniens)…
Sur une année, nous servons 24 500 personnes en quatre lieux : Erbil et Sharya, qui se situent au Kurdistan irakien, Qaraqosh et Sinuni en Irak fédéral (par opposition à la région autonome du Kurdistan). Sur chacun de ces lieux vivent des tribus aux langues, religions et traditions différentes. Toutes ont en commun d’avoir fait face à des violences qui les ont poussées à bouger, fuyant les guerres (contre l’Iran durant les années 80), la barbarie d’Al-Qaïda (les années 90), les luttes intra-communautaires (les années 2000), l’invasion des forces de la coalition (2003) et les exactions plus récentes de Daesh (2014-2017). JRS est donc naturellement impliqué auprès des survivants de Daesh et des plus vulnérables par des programmes de santé mentale, d’éducation, de visites de familles et de défense de leurs droits.
Les traces profondes de la violence
Dans ma mission, je traverse régulièrement les frontières entre le Kurdistan et l’Irak ainsi que les check-points des territoires contrôlés par différentes milices… Être aux frontières implique de faire du lien, essayer de ne pas diviser mais unir, ne pas détruire mais construire, ne pas simplifier, accepter de se tenir dans le complexe. C’est aussi savoir que de certaines frontières on ne s’approche pas, par risque de kidnapping, de tensions accrues, de drones. La violence a laissé des traces profondes, que ni le goût des rumeurs sans fin et sans fondement, ni l’incapacité à se remettre en cause –c’est toujours la faute de l’autre– ni la corruption –cause et conséquence des deux points précédents– n’apaisent. C’est peut-être pour cette raison que l’Irak, 6e producteur mondial de pétrole, a de la peine à construire de bonnes infrastructures, un système d’éducation qui réponde au défi démographique, un système de santé réparti sur le territoire et une anticipation au problème écologique.
Travailler ensemble
Et pourtant mon expérience ne se résume pas à la liste de ce qui ne va pas. Avec JRS, je constate qu’il est possible et savoureux de travailler ensemble : chrétiens –chaldéens, arméniens et syriaques–, musulmans –chiites et sunnites–, Yézidis. Au travers des histoires malheureuses de tous, un désir de faire évoluer les traditions, de faire bouger le tribalisme et de vivre en paix émerge. Il verra le jour…
Pour ma part, comme jésuite, je vis seul à Erbil dans la « staff house » du JRS et suis à la frontière de la vie jésuite, là où les cœurs comblent les distances. L’absence de vie communautaire me permet de la valoriser et d’en mieux découvrir des aspects : être porté par la prière des autres, être servi ou servir, prendre soin des frères, vivre la richesse du partage, apprendre les uns des autres. Je vis donc seul mais pas isolé ; bien des compagnons m’écrivent ; la lecture d’Échos jésuites est presque un rituel aussi. J’essaie d’avoir une discipline assez stricte dans ma vie de tous les jours, entre la prière, la messe, le sport, la cuisine. Dans une certaine mesure, cela me met en communion avec toutes les personnes seules. La maison est ouverte, j’ai plaisir à ce qu’il y ait des hôtes, d’autres ONG, du corps diplomatique, des Églises. Je donne un coup de main aux dominicains pour la paroisse internationale, à la communauté mixte, de conditions sociales très variées, des cinq continents : Philippins, Indiens, Japonais, Argentins, Italiens, Bengalis, Ivoiriens, Camerounais, etc. Ils prennent soin de moi plus que je ne prends soin d’eux.
Mon expérience ne fait que commencer mais je peux déjà dire que Dieu pourvoit et que l’Irak fait écho désormais pour moi à des germes de fraternité, bonté, espérance et ouvre à la mission jésuite : être en relation… Avec Isaïe, je dis : « Tu nous assures la paix : dans toutes nos œuvres, toi-même agis pour nous » (Is 26, 12).
Le P. Antoine Paumard sj,
directeur du Service jésuite des réfugiés en Irak
La Compagnie de Jésus en Irak
La Province de Nouvelle-Angleterre (Boston) a fondé en 1932, année de l’indépendance de l’Irak, le Bagdad College. C’est le début d’une présence jésuite dans le pays, pourtant voulue depuis le XVIIIe siècle. Puis, en 1955, le gouvernement donne un terrain à la Compagnie de Jésus sur lequel est érigée Al-Hikma University. Les jésuites cherchent à créer un climat d’échange entre chrétiens et aussi avec les musulmans. En 1968, la révolution baasiste expulse les jésuites et nationalise leurs œuvres. 145 jésuites auront servi en Irak. Les liens sont restés forts entre les anciens du collège et la Compagnie de Jésus. En 2014, JRS Irak voit le jour, grâce à Tony puis Joe, jésuites maltais. Des compagnons de la Province du Proche-Orient viennent parfois donner des retraites.
Cet article est paru dans la revue Échos jésuites (printemps 2024), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement numérique et papier est gratuit. Pour vous abonner, cliquez sur ce lien.
Pour aller plus loin
Le P. Antoine Paumard sj est l’ancien directeur de JRS France. Depuis septembre 2022, il est directeur de l’antenne de JRS en Irak. L’équipe de 150 salaries apporte un soutien psychologique, éducatif et matériel aux Yézidis et aux chrétiens de Qaraqosh.
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Article publié le 15 mars 2024