« Et les ténèbres ne l’ont pas comprise » (Jn 1, 5b) – Témoignage du P. Vincent Klein sj

Le 5 octobre, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) a remis son rapport. Le P. Vincent Klein sj, de la communauté jésuite de Marseille, partage le dégoût qu’il a ressenti au plus profond de lui-même suite à la publication de ce rapport. Il partage également son espérance que « la lumière luit dans les ténèbres… » (Jn 1, 5a).

citation evangile de jean

Dimanche 3 octobre

Midi. A la sortie de la messe sur le parvis de l’église St Ferréol sur le Vieux-Port, une jeune fille de grande taille m’aborde et me remercie pour “ce que j’ai dit“. Mon humilité en a pris un coup quand j’ai compris qu’elle ne parlait pas de mon homélie mais du mot que j’ai rajouté à la demande de notre archevêque à propos du rapport de la CIASE qui allait être remis deux jours plus tard à la conférence épiscopale. Un rapport accablant pour l’Église de France… La jeune fille a été touchée, car elle-même a été victime de violence, sans doute dans son cercle familial. Elle est suivie par un psychiatre depuis qu’elle a tenté d’en finir avec sa vie. Nous avons eu un bref et bel échange où j’ai essayé de l’encourager autant que faire se peut.

Mardi 5 octobre

Le rapport de la CIASE est publié. L’ampleur des victimes d’hommes d’Église, de soi-disant témoins du Christ, est encore bien supérieur à tout ce qui avait été annoncé. En pensant aux dégâts et aux séquelles qu’engendrent les agressions sexuelles sur mineurs – et j’en ai accompagnées des victimes (et aussi des auteurs) durant mes années à l’aumônerie de prison ! -, j’en attrape le vertige et je suis pris de dégoût. Oui j’ai envie de vomir, je ne trouve pas d’autres mots : je veux dégueuler parce que c’est dégueulasse ! 

Ce mardi matin, j’avais un rendez-vous en ville. A Marseille, après les éboueurs, c’est au tour des transports publics de faire grève. Du coup, je peux rouler sur les voies de tram sans souci. Mais voilà que la police dresse devant moi une barrière et empêche piétons, voitures et cyclistes de passer… Qu’à cela ne tienne : je prends une rue perpendiculaire qui monte fort. Mais celle-ci est jonchée d’ordures. Tous ces sacs que les éboueurs n’ont pas encore ramassés à la suite de leur grève ont été éventrés et dispersés par les pluies torrentielles de ce lundi. L’odeur est pestilentielle et rouler à vélo devient un parcours du combattant. Et comble du malheur : ma bicyclette déraille et je n’arrive pas à remettre la chaîne. Je suis contraint de faire le reste du chemin à pied, les mains pleines de cambouis, poussant mon lourd vélo électrique et marchant dans cette boue immonde pieds nus dans mes sandales. Dégoûtant ? Certes, mais à y réfléchir à deux fois, je me suis senti à ma place, comme tant de chrétiens engagés, prêtres ou non, poussant un lourd véhicule, avançant péniblement dans une fange indescriptible…

Le mardi après-midi, c’est pour moi le temps des confessions et de l’accueil dans notre église sur le Vieux-Port. J’arrive en retard, car j’ai dû aller chercher mon vélo chez le réparateur. Il roule désormais avec une nouvelle chaîne. J’apprends de la personne qui fait l’accueil qu’une adolescente m’attend depuis longtemps et qu’elle souhaite parler « à un prêtre ». Je me dis spontanément qu’elle ne doit pas être au courant du rapport de la CIASE. Heureusement, elle a pu déjà parler en amont avec ma collègue de l’accueil. Elle est désorientée dans ses études et dans sa vie. Elle aussi a souffert de violences intrafamiliales et d’un manque d’amour patent. Mon cœur se révulse et se révolte une fois encore à l’écoute de cette vie saccagée. Les 23 ans que j’ai passés comme aumônier de prison m’ont appris à écouter bien des récits de vie terribles, mais ne m’ont toujours pas immunisé contre le mal infligé à un enfant: c’est insupportable ! Heureusement, notre conversation et le temps de prière qui a suivi furent, je pense, excellents. J’ose croire que cet échange sous le regard de Dieu portera quelques fruits…

A 18 heures, la messe que je préside débute. Sans doute encore habité par cette journée riche en émotions, je remarque, alors que je propose de faire silence pendant la demande de pardon au début de la messe, que j’ai oublié de mettre une étole au-dessus de mon aube ! Je pense que c’est la première fois en 25 de prêtrise que cela m’arrive. Je me suis senti tout à coup comme un prêtre dépouillé, humilié, nu… comme au milieu des ordures… Ma collègue – que dis-je mon ange gardien ! – de l’accueil est revenue peu après avec une étole verte qu’elle m’enfila : un geste qui me rappela le jour de mon ordination.

Qu’est-ce que je retire de cette journée si riche ? Plus que jamais je me sens prêtre jésuite et j’en suis profondément heureux. Certaines rencontres me redisent le sens du don de ma vie. J’en suis reconnaissant. Elles sont comme des clins d’œil qui me donnent la force quand il faut mettre pied à terre, marcher au milieu des immondices et des miasmes indescriptibles en poussant dans une forte côte le fardeau d’un véhicule qui a déraillé.

L’Église vit-elle une de ses heures les plus sombres, les plus ténébreuses comme on l’entend en boucle depuis ce matin ? Je pense quant à moi que la lumière est enfin parvenue à éclairer les ténèbres, cette boue infâme que d’aucuns ont cru -et croient peut-être encore- pouvoir ignorer en continuant à agir comme si de rien n’était : circulez, il n’y a rien à voir! Non ! L’Église aura besoin d’éboueurs, de beaucoup d’éboueurs, de serviteurs humbles et courageux, prêts à se retrousser les manches. Non, vraiment le temps n’est pas à la grève ni au découragement, mais bien plutôt à la mobilisation. J’ai le secret espoir que d’autres victimes, de prêtres ou non d’ailleurs, entendront l’appel à sortir de l’ombre pour oser confier ce terrible fardeau qui empoisonne leur vie. J’ose espérer que le travail de vérité, de justice et de pardon dans l’Église ira jusqu’au bout et que justice sera rendue aux victimes d’agressions sexuelles de la part de prêtres. J’ose espérer même qu’il soit exemplaire et qu’il pourra ainsi ouvrir un chemin pour d’autres institutions qui devront également se remettre en cause.

Devenons humains, terreux de cette humanité que mystérieusement nous partageons tous avec les victimes comme avec les bourreaux.

citation evangile jean

P. Vincent Klein sj

(Communauté jésuite de Marseille)

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