Homélie du P. François Boëdec sj à l’occasion des 450 ans de Saint-Joseph de Tivoli

Le 19 mars, jour de la saint Joseph, l’établissement bordelais Saint-Joseph de Tivoli a entamé l’année jubilaire qui célèbre ses 450 ans. Lors de la messe célébrée à cette occasion et présidée par Mgr James, le P. François Boëdec sj, Provincial d’Europe occidentale francophone, a prononcé l’homélie (Mt 1, 16-2).

Cher Père,
Frères et sœurs,
Mes amis,

Nous voici donc réunis à l’occasion des 450 ans du projet éducatif des jésuites à Bordeaux, commencé d’abord avec le Collège de la Madeleine, fondé en 1572, très vite finalement après l’approbation de la Compagnie de Jésus en 1540, puis le nouveau collège Saint-Joseph, ouvert d’abord à La Sauve en 1850, et qui s’établira à Bordeaux-même en 1859. Et l’on pourrait bien sûr ajouter bien d’autres initiatives et expériences que la Compagnie a initiés avec l’accord du diocèse, nées au fur et à mesure des siècles.

Nous voici invités aujourd’hui, anciens, élèves, parents, éducateurs, formateurs, enseignants actuels ou passés, compagnons jésuites, amis de la Compagnie, à contempler cette longue histoire, avec ses grandes heures et ses noms qui nous ont marqués, ses heures plus tristes aussi, comme par exemple l’incendie qui dévasta le collège en 1904. Mais nous le faisons alors que dans le même temps, nous pouvons avoir l’impression que l’Histoire – avec un grand H – se fait et se défait sous nos yeux, que nous changeons de monde, d’époque, et que devant un futur imprévisible, nous pouvons d’abord ressentir la peur, en voyant la violence traversant les temps, revenir en vainqueurs dans les évolutions du monde.

Oui, il pourrait y avoir quelque chose de décalé, de pas vraiment ajusté, si nous nous réjouissions aujourd’hui d’une joie béate, accrochés à un passé qui lui au moins semblerait rassurant, rassemblés dans une sorte de bulle protectrice qui nous mettrait à distance du monde… Je suis sûr qu’il n’en est rien. Et si c’était le cas, la figure de Joseph, peut nous aider à appréhender de juste manière l’enjeu humain et spirituel de ce début d’année jubilaire.

Saint Joseph, nous le savons, a donné son nom à beaucoup de collèges et d’institutions de la Compagnie. Figure discrète, on n’y prêtait peut-être pas toujours grande attention. Un saint bienveillant, dont on ne sait pas grand-chose, silencieux, et discret, voilà qui est bien reposant et qui ne risque pas de faire de vagues ! Eh bien, regardons cela de plus près, en essayant d’entrer dans la scène évangélique.

Nous connaissons bien l’Annonciation faite à Marie, mais nous venons d’entendre ici celle faite à Joseph qui chez saint Matthieu arrive directement après la présentation de la généalogie du Christ. Cette généalogie, vous vous en souvenez. Elle remonte à Abraham en passant par David : « Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères, etc…etc… de génération en génération, jusqu’à cette phrase que nous avons entendu au début de l’Evangile : « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle fut engendré Jésus, que l’on appelle Christ… » Ici, donc, la transmission qui se faisait jusque-là par les pères, proclamée de génération en génération, s’interrompt subitement. Le père, dont les listes généalogiques exaltaient le rôle d’engendrement, s’efface devant l’irruption inattendue d’une femme, Marie. Certes, le texte parle bien de Joseph, mais comme « l’époux de Marie, – nous dit le texte – de laquelle fut engendré Jésus, que l’on appelle Christ. » Evidemment, la forme passive – « fut engendré » – n’est pas anodine. Elle indique en fait un autre mode d’engendrement, un engendrement qui renvoie à Dieu lui-même, ce que confirme plus loin le texte où l’on nous dit que « Marie fut enceinte par l’action du Saint Esprit », alors qu’elle « avait été accordée en mariage à Joseph». Nous savons que le lien conjugal étant déjà contracté, la loi juive obligeait à dénoncer l’épouse infidèle. Pourtant, Joseph n’envisage pas cela, ce qui prouve qu’il ne soupçonnait pas Marie d’une quelconque infidélité. Il décide au contraire de la « répudier en secret » pour, en quelque sorte, s’effacer devant un mystère qui le dépasse.

C’est l’Ange qui va amener Joseph à reconsidérer sa décision. Cela s’est-il passé exactement comme cela, ce n’est pas le plus important. En tous cas, Joseph a eu ce moment de discernement à opérer. Il s’est laissé éclairer par Dieu. Et le lien conjugal que Joseph était prêt à rompre va se voir confirmer par Dieu à travers son messager : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse… » et il découvre et reçoit ainsi sa mission d’assurer auprès de Jésus une véritable paternité en lui donnant un nom. En accueillant Marie et le fruit de ses entrailles, Joseph fait entrer Jésus dans la lignée de David, et l’adopte légalement en lui donnant le nom indiqué par l’ange : Emmanuel, Dieu avec nous.

Apparaît ainsi le rôle essentiel que Joseph va jouer dans l’histoire de Dieu avec l’humanité. Joseph est celui qui reçoit le Sauveur d’Israël. Il est le fils de David qui adopte le Fils de Dieu. Si le oui de Marie était indispensable pour que le fils de Dieu puisse se faire chair, le oui de Joseph l’était aussi pour qu’il soit le Messie de la descendance de David, incarné dans l’Histoire.

Comme tous les justes, Joseph attendait le Messie. Mais devant l’intervention de Dieu dans sa vie, il se reconnaît pauvre : pauvre comme Moïse ôtant ses sandales devant le buisson incandescent de la présence divine, pauvre comme Elisabeth se demandant pourquoi la mère de son Seigneur vient à elle, pauvre comme Ignace de Loyola qui va mettre tant d’années à comprendre ce qui lui arrive avant de découvrir là et comment Dieu l’attend, pauvre comme chacun et chacune de nous, à chaque fois que nous sommes rejoints d’une manière ou d’une autre par Dieu dans notre existence, même si nous ne comprenons pas tout, et que les choses se passent différemment de ce que nous avions prévu et désiré.

L’événement, en effet, cette annonce de la venue prochaine de Jésus, prend à contre-pied et déborde les meilleurs projets qu’un homme et une femme comme Joseph et Marie peuvent avoir faits ensemble. Toute l’initiative en revient à Dieu, et dans tout cela, Joseph, à sa place, va faire preuve de foi, de courage et de responsabilité. Dans ce que l’évangéliste nous transmet de son expérience personnelle, on peut y reconnaître l’itinéraire d’un vrai processus de discernement de la volonté de Dieu. Et il y a au moins un signe fort que la Parole dite à Joseph est bien de Dieu : c’est qu’elle libère. Par cette parole, lui à qui la situation semblait sans issue, découvre qu’elle contient une invitation à un plus grand accueil du Seigneur, pour plus de vérité et de vie.

Mais, me direz-vous, quel lien avec Tivoli ? Eh bien, nous pouvons le faire de plusieurs manières. Depuis 450 ans, il s’en est passé des générations. Générations d’élèves, de maîtres, d’éducateurs, de jésuites. J’imagine qu’il y a eu beaucoup de Joseph dans la vie de cet établissement. Et pas seulement des jésuites. Tous ceux, hommes et femmes, qui d’une manière ou d’une autre, comme Joseph, humblement, fidèlement, ont pris soin – et continuent aujourd’hui – de ce mystère de la vie des jeunes. Ont veillé pour que ces existences grandissent, s’humanisent, se déploient. Avec discrétion et s’effaçant quand leur mission était terminée.

Nous pouvons rendre grâce pour toute cette histoire, pour tout ce qui s’est vécu de bon, pour l’amour et la vie donnée, patiemment, dans ce service de l’éducation qui doit compter avec le temps, et miser sur la confiance. Et tous les éducateurs qui sont là aujourd’hui, le savent bien. Mais n’est-ce pas finalement la manière de faire de Dieu avec nous ?

Mais ce texte peut aussi nous rejoindre dans tous ces moments de nos vies où nous aussi, comme Joseph, nous sommes déconcertés, nous ne déchiffrons pas les signes des temps, nous ne comprenons pas – ou ne voulons pas comprendre – ce que Dieu veut nous dire. Et la période que nous vivons actuellement, dans notre monde, notre société, notre Eglise, peut nous laisser ainsi perplexes, hésitants ou découragés.

Oui, Joseph est une figure bien inspirante pour les temps qui sont les nôtres, pour continuer à inspirer nos vies et la vie de Tivoli. Pour le dire simplement, comme Abraham « espérant contre toute espérance », Joseph a gardé la foi avec courage et humilité. N’est-ce pas ce que nous avons à faire nous aussi ? Il a parcouru le chemin de l’existence dans la foi en Dieu, ce Dieu qui se révèle ; il a fait confiance à sa Parole. Comment Joseph a-t-il vécu sa vocation de gardien de Marie et de Jésus ? Dans la constante attention à Dieu, ouvert à ses signes, disponible à son projet, et non pas tant au sien propre, ne cherchant ni les honneurs, ni la première place, mais simplement tourné vers cette présence de Dieu. Avec lui, nous voyons comment on répond à la vocation de Dieu : avec disponibilité, avec cœur, mais nous voyons aussi quel est le centre de la vie chrétienne : le Christ ! Nous gardons le Christ dans notre vie pour garder les autres, pour prendre soin du monde ! La foi de Joseph, est une foi active, une foi qui habite sa vie, qui l’anime, dans son ensemble comme dans la multitude de ses détails. Une relation vivante et permanente avec le Seigneur, non par intermittence, ou par éclipse. Et puis Joseph est un homme du réel. Il vit dans la réalité. Il doit faire face à des enjeux bien concrets, comme la fuite en Égypte par exemple, qui n’est pas sans rappeler l’exil de tant de familles aujourd’hui dans le monde, à commencer par les réfugiés d’Ukraine. Réalité visible et lisible dans les choses, les événements, les circonstances de la vie, et réalité invisible, dans laquelle Dieu parle et se manifeste de façon éloquente.

Alors, nous qui sommes ici aujourd’hui, nous sommes d’abord les héritiers de l’histoire pédagogique des siècles passés à Bordeaux, héritiers de l’engagement de la Compagnie et de tant d’autres personnes. Certes, la vie s’est transmise jusqu’à nous, mais nous ne pouvons en rester à cela. Si la naissance de l’enfant de Bethléem est un événement qui s’inscrit dans la ligne de tout ce que le peuple juif sait de son histoire ; c’est d’abord un don de Dieu, le don de Dieu. A la fois mystère et dévoilement, nouveauté radicale et continuité. Un don de Dieu qui continue qui continue et ouvre l’avenir.

Les temps qui sont les nôtres, frères et sœurs, et ceux qui s’avancent vers nous, vont supposer de nous situer résolument là, dans la foi, de manière enracinés et ouverts. Enracinés en Celui de qui nous vient la Vie et l’espérance, et ouverts parce qu’il ne peut s’agir pour nous de regarder le monde à partir d’un entre soi qui isole ou d’un passé reconstruit. Le projet pédagogique ignatien est là pour former des hommes et des femmes, de « plein vent » je dirais, qui ne craignent pas le monde car ils savent que Dieu a fait définitivement alliance avec lui. « Des hommes et des femmes pour les autres » comme le rappelait notre ancien Supérieur général, le P. Pedro Arrupe, des hommes et des femmes qui ne craignent pas de sortir de leur confort pour se mettre au service des autres et des enjeux du moment. Cela signifie que la source de l’Evangile doit toujours pouvoir couler simplement, tranquillement, dans cet établissement, irriguer la vie de ce lieu, que le Christ y soit annoncé, explicitement, avec respect bien sûr mais sans fausse peur, comme une relation qui donne sens à nos existences, lui, le compagnon de nos routes humaines, qui dans la confiance que nous lui faisons, nous donne de découvrir de manière parfois déconcertante, un chemin de vie, au-delà de toutes les obscurités de nos histoires. Saint Joseph nous invite à croire en la vie de Dieu, à nous décider pour lui, à miser notre vie sur cela.

Et je m’adresse plus particulièrement aux jeunes de notre assemblée dont un certain nombre chemine vers une démarche de foi : baptême, profession de foi, confirmation. Je vous le dis : vous ne vous tromperez jamais de faire confiance en Dieu, d’envisager, de miser votre vie sur Lui, quel que soit ce que sera votre existence. Et qu’importe si ce n’est pas à la mode aujourd’hui. Il y a là un trésor et une joie. Ne laissez personne vous les ravir !

Et si cette année jubilaire qui s’ouvre permet de s’enraciner plus fortement dans la source de cette vie, je ne doute pas que Tivoli, continuera, avec l’aide de la Compagnie, dans le diocèse de Bordeaux, à accomplir joyeusement et longtemps encore sa mission.

P. François Boëdec sj, Provincial d’Europe occidentale francophone

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Article publié le 23 mars 2022

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