Homélie du P. François Boëdec sj lors des derniers vœux des Pères Grégoire Catta sj, Pierre Molinié sj, Noël Couchouron sj et Jean Nguyen Quoc Tuan sj le 25 septembre 2021
Les Pères Grégoire Catta sj, Pierre Molinié sj, Noël Couchouron sj et Jean Nguyen Quoc Tuan sj ont prononcé leurs derniers vœux le samedi 25 septembre 2021 en l’église Saint-Ignace à Paris. L’homélie a été prononcée par le P. François Boëdec sj, Provincial des jésuites d’Europe Occidentale Francophone.
Cher Grégoire, cher Noël, cher Pierre, cher Jean-Tuan,
Voici cet Évangile, celui que l’Église nous propose en ce samedi [Luc (9, 43b-45)]. Il accompagne aujourd’hui votre engagement définitif dans la Compagnie de Jésus. Peut-être aurions-nous pu imaginer un autre passage qui aurait parlé d’envoi en mission ou de fécondité apostolique, tout texte qui aurait si bien illustré l’engagement et l’élan jésuite. Mais voilà, Jésus nous ramène à ce qu’il nous est souvent difficile à entendre et à comprendre. Mais qui pourtant est central dans l’engagement que vous prenez.
Ce passage évangélique vient, vous le savez, à la suite d’un certain nombre de signes, comme la multiplication des pains, la transfiguration, la guérison d’un enfant habité par un esprit, toutes sortes de signes par lesquels Jésus manifeste sa puissance. Jésus réussit, il guérit, il attire les foules. « Tout le monde était dans l’admiration » venons-nous d’entendre. Cela vous est sans doute arrivé de connaître ces moments consolants où l’on voit les fruits de son travail apostolique, et où l’on recueille la gratitude de beaucoup. Mais voilà que Jésus rompt cet enthousiasme : « Ouvrez vos oreilles : le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes ». Jésus annonce sa passion. Et en annonçant sa passion aux disciples, il introduit un écart entre leurs attentes et la réalité du chemin qu’il va emprunter. C’est un tel décalage que les disciples sont désorientés, passant en quelques instants de l’admiration à l’incompréhension puis à la peur. Peur d’interroger Jésus sur ce qu’il vient de dire, sur ce qu’ils ne comprennent pas, sur ce qu’ils préféraient peut-être ne pas avoir entendu.
Nous sommes comme les disciples, légitimement désireux que notre travail apostolique soit reconnu et porte du fruit, qu’il soit « agréable au Seigneur » (Ep 5, 10), et que notre fatigue serve à quelque chose. On pourrait dire cela sans doute pour tous les états et choix de vie. D’une certaine manière, ce n’est pas très original : chacun préfère que tout aille bien, que tout aille comme il l’a prévu.
Seulement, nous le savons à travers notre propre existence et l’histoire de l’humanité, il n’en est pas ainsi. D’abord, nous ne pouvons éviter que la croix se plante en nos vies, sous une forme ou sous une autre. Elle se précise peu à peu au cours de l’existence et parfois change de visage. Il y a ainsi la croix du corps lorsqu’il devient lourd à porter ; la croix du cœur lorsqu’Il est blessé ; la croix de la solitude à laquelle toute personne est confrontée à un moment ou l’autre ; la croix de la vie avec les autres, parfois. Il y a aussi la croix qui nous atteint au cœur-même de nos fidélités. Mais plus largement, il est difficile également certains jours de comprendre par où passe l’histoire du Salut réalisé en Jésus-Christ, à travers la complexité des époques plus ou moins heureuses ou difficiles. Peut-être d’ailleurs éprouvons-nous cela aujourd’hui, en ces temps de grandes mutations, de changement de monde, où la parole de l’Église semble ne plus guère intéresser, et où on peut parfois s’interroger sur la manière de faire de Dieu, et notre place dans son projet.
Les disciples de Jésus vont peu à peu commencer à comprendre ce que cela veut dire d’être livrés aux mains des hommes. Ils vont comprendre que tout ce qu’ils souhaitent ne correspond pas forcément au chemin que le Christ emprunte. Nous savons qu’il faudra l’agonie, la mort et la résurrection du Christ, ses apparitions de Ressuscité, enfin la venue de l’Esprit Saint, pour que leurs yeux s’ouvrent et qu’ils commencent à percevoir le sens des paroles qu’ils avaient entendues.
En attendant, il ne leur reste que la foi, leur confiance en Jésus. La question de confiance sera d’ailleurs formulée de façon abrupte dans l’Évangile de saint Jean après la multiplication des pains : « est-ce que vous aussi vous allez me quitter ? ». La foi n’est pas la certitude d’avoir compris ce que Jésus a dit, c’est quelque chose de beaucoup plus radical et de beaucoup plus profond. Une confiance existentielle en fait, formulée si clairement par le cri du cœur de Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6,68).
C’est cela qu’Ignace de Loyola va lui aussi peu à peu découvrir. En cette année où nous fêtons les 500 ans de sa conversion, laissez-moi relire, en écho à cet évangile, ce que notre ancien P. Général, le P. Kolvenbach écrivait, à propos de la perception qu’Ignace avait du Christ : « Dans un premier temps, écrit-il, le Christ a déçu Ignace. De celui qui détient tout pouvoir au ciel et sur la terre et qui est le roi de l’univers pour toujours, Ignace, extrêmement sensible à tout ce qui est grandeur et honneur, aurait attendu une entreprise évangélisatrice à grand succès pour le bien même de Dieu. Au contraire, il trouve dans le Fils de Dieu l’homme par qui arrive le scandale. Le Christ a de quoi enthousiasmer les foules, de quoi mobiliser une élite ; il est capable de supporter des fatigues et des dangers à la faveur d’un brillant combat qui se termine dans une victoire magnifique. Ignace rêve, lui aussi, de l’extraordinaire et du spectaculaire, sans doute exclusivement pour la plus grande gloire de Dieu. Mais ce n’est pas la voie que le Christ a choisie. Il annoncera la venue du Royaume « dans la pauvreté, dans l’humiliation et dans la croix ». (…) Si le fol amour du Seigneur pour l’homme l’a incité à choisir la folie et le scandale du dernier rang, mortifiant et crucifié, le compagnon du Christ ne peut que se présenter comme un fou pour le Christ. (…) Il ne peut que désirer s’unir au Christ qui peine pour conduire tous et toutes au Père, pour porter chaque chose créée à sa plénitude, accomplissant de nouveau le choix que le Christ a fait »[1].
Chers compagnons, sur le chemin de la vie religieuse, il vous arrivera sans doute de connaître des difficultés, voire même des échecs dans les missions confiées. Vous serez peut-être tentés de négocier avec la radicalité évangélique, ou de trouver que Dieu est un peu faible, et vouloir prendre en main les choses. Expérience personnelle, expérience du corps de la Compagnie, de voir aussi que notre parole et notre action ne portent pas les fruits escomptés malgré un déploiement d’énergie. Or, la foi ne s’exprime pas d’abord et avant tout dans les registres de la réussite, mais dans notre capacité à discerner le Tout-Puissant sous le masque de la faiblesse, le maître sous la livrée du serviteur, le sauveur sous les traits du Christ silencieux, l’activité créatrice sous les apparences de la passivité. Jésus, dans sa Passion, restera bien le Seigneur. Il sera même plus que jamais le Seigneur. Nous entraînant là où nous ne pouvons aller seuls. Non seulement nous sommes rejoints par lui dans nos détresses, non seulement nous nous découvrons partie liée avec le mal qui le crucifie et crucifie les hommes, mais, réalisant qui nous sommes, nous découvrons que nous sommes aimés plus que nous ne pouvions l’imaginer, gratuitement, définitivement. Et combien la dynamique pascale libère et dynamise. Il ne nous appartient pas toujours de savoir comment nos vies portent du fruit. Il s’agit de consentir à ce que le Christ à travers nous fasse qu’elles soient fécondes.
Oui, Dieu ouvre toujours l’avenir. Il aime quand la vie passe, sans être enclose par toutes sortes de sécurités. A l’exemple du prophète Zacharie qui dans la première lecture plaide au nom du Seigneur pour que Jérusalem reste « une ville ouverte », nos existences, nos communautés chrétiennes, notre Église sont appelées à être des lieux ouverts, traversées par la vie, témoins de l’amour de Dieu pour tous.
Eh bien, chers compagnons, chers amis, c’est devant cette révélation et ce projet de Dieu que nous sommes cette après-midi. C’est en raison de cela que vous pouvez vivre cette dernière étape d’intégration au corps de la Compagnie de Jésus. C’est ce Dieu – et pas un autre – que vous voulez aimer, servir et annoncer, désirant imiter en cela le Christ pauvre, chaste, et obéissant.
Oui, chers compagnons, que votre vie dans la Compagnie vous aide à entrer plus profondément encore dans ce mystère de mort et de résurrection du Christ, pour être des hommes vivants et joyeux au milieu du monde.
P. François Boëdec, sj
Note
[1] P. H. Kolvenbach : Conférence du 18 décembre 1996 à l’Université La Sapienza, Progressio, n°3 et 4, 1997, Publication de la CVX, Rome, pp. 12, 13, 14.