Homélie du Provincial pour les derniers vœux du P. Pierre Chongk sj
Le P. Pierre Chongk sj a prononcé ses derniers vœux le samedi 5 septembre 2020 à Athènes lors d’une belle célébration présidée en grec par le supérieur de la communauté jésuite, le P. Pierre Salembier, entouré du Provincial, le P. François Boëdec, et de son auxiliaire, Josy Birsens.
Frères et sœurs, chers amis,
Evangile du jour : MT 28, 16-20
Voici cette parole de Jésus que nous accueillons en ce jour où notre compagnon, Petros, va prononcer ses derniers vœux dans la Compagnie.
Ce passage que nous venons d’entendre termine l’Evangile de Matthieu. Nous sommes après la Résurrection. Et voici les disciples qui se rendent en Galilée, comme Jésus le leur a demandé. La Galilée, c’est quoi pour eux ? Eh bien, c’est leur terre d’origine, leur lieu de vie. Nous voyons que pour l’instant, leur activité missionnaire ne concerne pas des territoires lointains, mais leur environnement immédiat, la terre qui leur est familière. En même temps, on appelait aussi la Galilée « le carrefour des païens », la « Galilée des Nations », pour montrer que c’est un lieu ouvert à plus large. Le retour à leurs lieux connus s’ouvre donc naturellement à plus grand qu’eux, à l’Universel. Désormais, plus rien ne peut être comme avant. La mission des Apôtres concerne plus que leurs simples vies, elle concerne toutes les nations. « Allez. De toutes les nations, faites des disciples… Jusqu’à la fin du monde ».
Pourtant, à y regarder de près, les disciples n’ont l’air qu’à moitié préparés à cette mission. Si Jésus était un chef d’entreprise, il pourrait s’interroger sur l’état de son équipe. Peut-il vraiment confier la suite de son affaire à de tels collaborateurs ? Des collaborateurs qui semblent bien ne pas avoir assimilé toute la formation qu’il leur a assurée pendant trois ans. Ils ont fait plein d’erreurs : sur l’objectif, sur les délais, sur la nature même de l’entreprise. Et ils vont même jusqu’à douter de la réalité qu’ils sont en train de vivre, puisque Matthieu dit clairement : « Certains eurent des doutes ». Oui, certains eurent des doutes. Même après la Résurrection de leur Seigneur. Et l’évangile ne cherche pas à le cacher, à dire que tout va bien, que tout le monde croit parfaitement. Non. Parce que ce ne serait pas vrai. Et nous le savons. Certains jours, notre cœur est aussi partagé, notre foi pas toujours très glorieuse.
En fait, la mission qui est confiée aux disciples, qui est pleine de risques, qui les oblige à revoir complètement leurs conceptions et leurs vies, cette mission est de promouvoir un message qui les surprend encore. Folie, diront les gens sages, Sagesse de Dieu répondrait Saint Paul. C’est que l’entreprise dont il s’agit n’est pas banale : elle dépasse tout ce que l’esprit humain peut imaginer ou concevoir. Parce qu’il ne s’agit pas moins que de la communication entre Dieu et les hommes. Celui qui est venu en allumer l’étincelle confie à ses disciples le soin d’en répandre le feu. Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. En d’autres termes, conduisez les autres à la source que vous avez découverte, ne gardez pas pour vous cette découverte qui change et comble une existence, qui change l’histoire du Monde. Oui, comme le dit Yahvé par la bouche du prophète Jérémie : « Les nations frémiront de crainte en voyant tout le bonheur et toute la paix que je donne, quand elles apprendront tout le bonheur que je donne. »
C’est bien cela qui t’a mis en route Petros. Tu as entendu de manière particulière, à travers tes origines coréennes, ton histoire familiale et personnelle, au croisement de différents groupes, de différentes langues, de différentes cultures, y compris la culture des réseaux sociaux, cette invitation du Christ, et son envoi en mission. On pourrait dire que tu es toi-même un « carrefour des Nations », et tu as su accueillir la Parole qui t’a été adressée. Tu as entendu pour ta propre existence que ce que disait le Christ était parole de vie, qui unifie et donne sens, et que cela vaut la peine de s’y donner entièrement. Comme un trésor qui passe tout. Comment aujourd’hui, ne pas rendre grâce avec toi, pour le chemin accompli ? La Grèce est devenue familière pour toi. C’est à la fois le pays qui t’a accueilli, et qui est devenu le tien, profondément et intimement. Ce lieu où tu as tissé de nouvelles racines, mais des racines qui loin de te retenir, te donnent de pouvoir t’ouvrir à l’universel, te donne de comprendre les enjeux multiculturels, les enjeux de la rencontre, les enjeux sociaux et politiques, les enjeux migratoires qui marquent si profondément, et souvent si douloureusement notre monde.
Oui, c’est dans ce monde et pas un autre que le Seigneur nous attend, nous espère, nous envoie. Un monde compliqué, souvent déchiré, où l’exclusion et la violence ne sont jamais loin. Et nous, compagnons de ce Jésus qui a été mis à mort pour avoir été jusqu’au bout dans la dénonciation du mal, nous ne pouvons pas espérer avancer indemnes. Notre mission de jésuites, comme le rappelait la 35ème Congrégation générale de la Compagnie, en 2008, nous fait « découvrir de nouveaux horizons, de nouvelles frontières sociales, culturelles et religieuses qui, comme frontières […] peuvent être des lieux de conflit et de tension mettant en danger notre réputation, notre tranquillité et notre sécurité. » (CG. 35, décret 1, §6). Et c’est toujours pour nous un enjeu, celui de ne pas nous endormir et de nous laisser toucher comme le Christ par les cris du monde, mais aussi celui de répondre à la manière du Christ. « Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité – nous dit l’apôtre Paul ; mais la plus grande des trois, c’est la charité. » La suite du Christ nous impose de désirer l’imiter, imiter sa manière d’être et de faire, utiliser ses armes de la vérité, de la justice et de la réconciliation pour toucher les cœurs. Pierre, tu sais, comme tous les compagnons qui sont ici, que nous ne sommes pas des sur-hommes, et que le combat est d’abord en nous pour vivre de cet esprit du Christ, au quotidien des jours, dans nos différents apostolats, dans les relations au sein même des Eglises, dans la vie communautaire bien sûr, premier lieu de mission et de conversion.
Nos moyens sont limités, et notre petite Compagnie fait chaque jour l’expérience à la fois de ses grands désirs et de ses grandes pauvretés. Nous manquons parfois d’audace, de cohérence, de disponibilité, d’humilité, de pauvreté, de chasteté, d’obéissance…nous empêchant d’être totalement à Dieu et aux autres pour que l’amour passe. Il s’agit pour nous compagnons, comme le disait le P. Arrupe, ancien supérieur général de la Compagnie, il s’agit, au-delà de nos limites « que notre rencontre personnelle avec Dieu donne à notre vie sa marque d’absolu, d’exigence radicale, de réponse inconditionnée. »[1] La période que nous vivons – nous le savons bien – est une période particulière pour notre monde, notre société, notre Église aussi. Une période d’attentes diverses, de recherche de sens, de profondes mutations qui peuvent susciter craintes et doutes. Cette période suppose donc que nous choisissions d’être enracinés dans l’Esprit du Seigneur qui donne paix, confiance, discernement, créativité et courage.
Petros, la Compagnie se réjouit beaucoup de te recevoir définitivement en son sein, et de partager avec toi cette aventure de la vie religieuse jésuite. Sois le porteur de cette parole qui n’est pas la tienne mais que tu as accueilli, qui a fait son chemin en toi, un porteur humble mais résolu de cette parole à laquelle le monde aspire confusément, et qui remet dans le mouvement de la vie.
Jésus envoie, mais il donne à ses disciples aussi une promesse, celle de sa présence. Et cette présence est aussi pour nous. L’Evangile de Matthieu insiste plus que les autres sur cette présence. C’est en effet cet Evangile qui, dans le récit de la Nativité, reprend à son compte un nom donné dans l’Ancien Testament au futur Messie, ce beau nom d’« Emmanuel », qui signifie « Dieu avec nous », et c’est ce même Evangile qui se termine avec cette belle affirmation : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. »
« Je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde ». N’est-ce pas la marque de l’amour d’être pour toujours ? Si Dieu est le Dieu des passages, il est aussi celui des fidélités. La fidélité de Dieu pour toi, Petros, qui te permet aujourd’hui de vouloir y répondre avec un cœur libre et aimant. Amen !
[1] Allocution prononcée en 1971 devant des Supérieurs majeurs jésuites, parue dans Ecrits pour Evangéliser, paru en 1985.
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