Homélie du P. François Boëdec sj pour les derniers vœux du P. Albert Evrard sj et du P. Kostia de Leusse sj
Le P. Albert Evrard sj et le P. Kostia de Leusse sj ont prononcé leurs derniers vœux dans la Compagnie de Jésus le 22 mai en l’église Saint-Pierre des Chartreux à Toulouse en présence du P. François Boëdec sj, Provincial des jésuites d’Europe occidentale francophone, qui a prononcé l’homélie.
Chers compagnons, chers amis,
Nous recevons ces textes de la Parole de Dieu [Jean 14, 23-29] alors que, tout à l’heure, Albert et Kostia, vous allez redire votre engagement à la suite du Christ dans la Compagnie de Jésus. Ils incarnent bien votre choix, et celui de la Compagnie de Jésus, car vous le savez bien, notre désir, pauvre et fragile de suivre le Christ ne peut être dans les nuages, hors sol, un projet personnel rêvé et désincarné. Non, ce désir s’inscrit dans les réalités du quotidien, les questions de notre temps, les tensions du monde, mais aussi, dans notre capacité à vivre le réel tel qu’il est, ici et maintenant, conscients de ce qui fait nos vies, avec nos talents, nos richesses, et puis aussi nos limites, les nôtres et celles des autres, nos peurs, nos doutes, la lourdeur de nos existences, de nos histoires, de nos tempéraments, de nos santés aussi… Dieu sait tout cela. Ce fut l’expérience du Christ, le fils de Dieu, qui s’est incarné dans une histoire et un lieu bien précis. En fait, c’est l’enracinement dans la terre de Dieu dont nous parlent les textes que nous venons d’entendre. Entre d’une part, la 1ère lecture, dans les Actes des Apôtres, qui met en lumière les difficultés et les enjeux bien concrets de la vie ensemble dans la jeune communauté chrétienne d’Antioche, avec des choix à faire, des orientations à prendre par rapport à l’environnement religieux et culturel – ici les obligations de la loi juive, et d’une certaine manière ce sont toujours des interrogations comparables qui nous habitent aujourd’hui -, et d’autre part, la seconde lecture qui nous met devant les yeux une vision panoramique, digne d’un film à grand spectacle, présentant la Jérusalem céleste, la Cité Sainte, descendant du ciel, cette vision de la manifestation future de la gloire de Dieu, eh bien entre les deux, il y a l’Évangile, ce que nous dit le Christ, lui qui incarne le projet du Père, lui donne son sens et ouvre l’avenir. Alors arrêtons-nous un moment, si vous le voulez bien, sur ce texte.
L’Ascension est proche. Dans ce temps où Jésus passe de ce monde à son Père, et où les disciples peuvent craindre d’être abandonnés, laissés à eux seuls, – tout comme nous certains jours – resurgissent en fait ces questions centrales de la Bible et qui travaillent l’humanité jusqu’à aujourd’hui : « Où est Dieu ? », « Où le trouver ? » C’était déjà la question d’Israël pendant l’Exode, en proie à la faim et à la soif, perdu dans l’aridité du désert : « Dieu est-il vraiment au milieu de nous ? » C’est la question de la Samaritaine qui demande : « Où faut-il adorer Dieu ? » Question qui habite confusément des personnes que nous rencontrons. Est-ce en descendant au profond de nous-mêmes ? Est-ce au contraire en sortant de soi ? La réponse biblique, pourrait-on dire, assume toutes les réponses : Dieu est ailleurs, mais il est celui qui vient. Il est autre mais il est celui qui est au plus intime de nous-mêmes. Et en fait, la demeure de Dieu, comme le dit saint Jean dans notre Évangile, c’est nous : « Si quelqu’un m’aime, je resterai fidèle à ma parole ; mon père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure » (Jn 14, 23).
C’est sans doute à votre manière l’expérience que vous avez vécue, que vous vivez, Albert et Kostia. Celle d’être sollicités par Dieu qui a frappé, il y a longtemps, et ne cesse de frapper encore, à votre porte. Et les jours où il peut vous arriver comme à nous tous, que vous vous installiez dans vos missions, vos certitudes, ces moments où vous pouvez être tentés de vous garder pour vous ou de jouer votre propre partition, le voilà qui revient frapper à votre porte. Oui, Dieu ne nous laisse pas tranquilles pour peu qu’on le laisse s’approcher.
Et que vient-il nous dire ? « Que votre cœur ne soit pas bouleversé ni effrayé » Il ne vient pas pour imposer une domination qui nous empêcherait d’être libres, nous obligeant à une quelconque soumission. Il vient redonner confiance à l’homme sur son chemin de vie. Il vient lui dire qu’on ne se trompe pas de faire route avec lui pour fonder son existence. Mais il y a une condition, une seule, il y a un seul chemin à emprunter, à désirer au moins, c’est celui d’aimer. Ce que le Christ vient nous dire aujourd’hui, c’est que la présence de Dieu est le lieu de l’amour ; que cet amour est d’abord une question de fidélité, fidélité aux commandements qu’il nous donne. Or, précisément, le commandement du Christ, c’est d’aimer.
En d’autres termes, on ne peut connaître Dieu, en faire l’expérience, y voir sa présence que dans l’amour, mais on ne peut l’aimer que par la force d’un choix, d’une décision, qui – reconnaissons-le – nous arrache toujours à nous-mêmes. Recevoir ce commandement et s’y attacher nous arrache à nos empêtrements, à nos indifférences, à nos solitudes, à nos isolements, à notre maîtrise des choses, à tout ce que nous gardons pour nous. Depuis Abraham, nous connaissons la présence de Dieu comme ce qui nous fait sortir de nous-mêmes. Accéder à la Terre Promise, à la Jérusalem céleste est à ce prix ; c’est là où Dieu nous a fixé rendez-vous.
Alors, nous qui entendons cette invitation évangélique après vingt siècles de christianisme, vous, Albert et Kostia, qu’en est-il de cette Parole que Dieu sans cesse relance à nos vies et à la vie de ce monde ?
Si vous êtes ici aujourd’hui, après toutes ces années déjà de vie donnée, de chemin dans la Compagnie de Jésus, c’est que d’une manière ou d’une autre, vous avez fait l’expérience que lorsque vous faites confiance à Dieu, lorsque vous désirez aimer par lui, il y a quelque chose de l’ordre de la vie qui advient dans vos existences. Que cette Parole est fondatrice pour vos vies, qu’elle ouvre des horizons plus larges encore que tous vos projets.
Oui, le Christ – et c’est bien cela qui est au cœur de la vie religieuse, et plus fondamentalement de l’aventure chrétienne – le Christ nous appelle à grandir dans la foi pour nous libérer de tout ce qui nous empêche d’accueillir la vie. Découvrir cette liberté intérieure, au cœur même parfois de difficultés, dans l’accueil d’un amour patient qui fonde nos existences. Mais cela signifie aussi que le Seigneur veut que nous allions auprès de ceux qui manquent précisément d’amour, ceux qui cherchent ce qui donnera sens à leur vie, ceux qui ont besoin qu’on les aide à vivre, qu’on croit en eux, ceux aussi qui sont prêts à se laisser surprendre par ce Dieu toujours nouveau qui ne supporte aucun enfermement et continue de faire confiance en l’homme. C’est la mission de l’Eglise, sa seule raison d’être. C’est, pour sa très modeste part, la mission de la Compagnie de Jésus, et sa raison d’être.
Kostia, Albert, la Compagnie de Jésus se réjouit beaucoup de vous recevoir définitivement en son sein, et de partager avec vous cette aventure. Soyez les porteurs de cette parole qui n’est pas la vôtre mais que vous avez accueillie, qui a fait son chemin en vous, des porteurs humbles mais résolus de cette parole à laquelle le monde aspire confusément, et qui remet dans le mouvement de la vie.
Nos moyens sont limités, et notre petite Compagnie de Jésus fait chaque jour l’expérience à la fois de ses grands désirs et de ses grandes pauvretés. Vouloir vivre sous l’étendard du Christ vous conduira à vivre encore des combats à cause de tout ce qui nous replie souvent sur nous-mêmes. Des combats également, parce que la force de l’Evangile dérange beaucoup les modes de fonctionnement de nos sociétés. Et nous dérangent nous, d’abord, dans nos vies personnelles, car il y a souvent un fossé entre ce que nous annonçons et ce que nous vivons. Nous manquons parfois d’audace, de cohérence, de disponibilité, d’humilité, de pauvreté, de chasteté, d’obéissance…nous empêchant d’être totalement à Dieu et aux autres pour que l’amour passe. Il s’agit pour nous compagnons, comme le disait le P. Pedro Arrupe, ancien supérieur général de la Compagnie de Jésus, au-delà de nos limites « que notre rencontre personnelle avec Dieu donne à notre vie sa marque d’absolu, d’exigence radicale, de réponse inconditionnée. »[1] J’ajouterai à cela, comme j’ai pu le dire récemment lors de la visite de votre communauté, que la force de la Compagnie de Jésus, c’est d’être reliés ensemble.
La période que nous vivons – nous le sentons bien – est une période particulière pour notre monde, notre société, notre Église aussi. Une période d’attentes diverses, de recherche de sens, de profondes mutations qui peuvent susciter craintes et doutes. Cette période qui est aussi exaltante suppose donc que nous choisissions d’être enracinés dans l’Esprit du Seigneur qui donne paix, confiance, discernement, créativité et courage. Mais ne craignons pas. Il y a dans le message évangélique une profonde force de renouvellement pour nos vies et la vie de notre société. L’amour dont nous sommes appelés à vivre, n’est en rien figé et répétitif. Il nous fait envisager autrement nos terres habituelles, il nous conduit vers de nouveaux horizons. Alors accueillons avec confiance le dernier mot de la 1ère lecture : « Courage » !
P. François Boëdec sj,
Provincial des jésuites d’Europe occidentale francophone
À Toulouse, le 22 Mai 2022
Note : [1] Allocution prononcée en 1971 devant des Supérieurs majeurs jésuites, parue dans Ecrits pour Evangéliser, paru en 1985.
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