Hommage de Mgr Laurent Ulrich au P. Michel Fédou sj, lauréat du Prix Ratzinger 2022
Le 1er décembre 2022, le P. Michel Fédou sj recevait le prix Ratzinger 2022 des mains du pape François. Le 11 janvier, le Centre Sèvres organisait une soirée sur le thème « La théologie au service du peuple de Dieu ». Présent à cette soirée, Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris, a rendu hommage au P. Michel Fédou sj.
Le 1er décembre 2022, le pape François a remis au P. Michel Fédou sj le prix Ratzinger 2022, saluant « un maître de la théologie chrétienne. » En savoir + sur la remise du prix Ratzinger au Vatican.
« La théologie au service du peuple de Dieu »
Le mercredi 11 janvier, le Centre Sèvres accueillait Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris et le P. Michel Fédou sj, lauréat du prix Ratzinger 2022 pour une soirée-débat sur le thème : « La théologie au service du peuple de Dieu ». La soirée, animée par le P. Alain Thomasset sj, doyen de la faculté de théologie, a abordé trois questions :
- Comment la théologie nourrit-elle la vie des communautés chrétiennes ?
- Comment peut-elle rendre compte de l’espérance dans nos diverses sociétés et cultures, en Europe comme dans d’autres continents ?
- Comment doit-elle être, aujourd’hui comme hier, au service de l’Église et du monde ?
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Hommage de Mgr Ulrich au P. Michel Fédou sj
Au cours de la soirée, Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris, a rendu hommage au P. Michel Fédou sj, lauréat du prix Ratzinger 2022. Retrouvez son discours ci-dessous :
« Cher père Alain Thomasset, doyen de cette faculté de théologie,
Chers amis, confrères et collègues du père Fédou, étudiants ou anciens étudiants, participants à cette soirée, dans cette salle ou par le moyen de la visioconférence,
C’est une grande joie et un grand honneur qui nous est fait à tous d’être conviés à cet hommage à vous, cher père Michel Fédou, après que vous avez reçu des mains du pape François, le 1er décembre dernier, le prix Ratzinger de théologie et de culture chrétienne, décerné depuis 2011 à 26 personnalités, dont vous êtes le quatrième français, après Rémi Brague, Anne-Marie Pelletier et Jean-Luc Marion. « Un est décoré, dit-on, mais tous sont honorés », et nous le sommes en effet, de vous connaître, de savoir votre grande humilité et simplicité, de vous avoir lu et entendu, de pouvoir compter sur vous pour apprendre, dans la grande tradition chrétienne, à discerner les signes des temps au milieu des évolutions culturelles et des interrogations existentielles que nous recevons.
Vous nous aidez à formuler ce qui nous traverse l’esprit et le cœur lorsque nous cherchons à vivre les dialogues que nous recommande le témoignage de la foi ; c’est à toute époque et dans toutes cultures que l’esprit du dialogue s’est révélé fructueux, c’est plus que jamais vrai aujourd’hui. Il paraît que vous aimez dire : « une théologie qui ne serait pas actuelle serait fausse », citant le père Henri Bouillard. Fausse, cela veut dire pour nous, non conforme au propos même de la foi chrétienne qui se présente comme vérité de l’homme et vérité de Dieu.
Et il m’est suggéré de dire ce soir comment, comme évêque, je vois la fonction de service de la théologie dans et pour le peuple de Dieu.
Je voudrais dire d’abord : une théologie qui ne serait pas dialogale serait fausse.
Je dirais aussi : une théologie qui ne serait pas paradoxale serait fausse.
La théologie doit alors s’accompagner d’une bonne dose de pédagogie, il faut qu’elle conduise , comme un bon pédagogue, au cœur du mystère.
Cher Michel Fédou, il y a vingt-trois ans, vous avez écrit un court texte, dans les Figures libres de la revue Études, sous le titre Lettre à un futur baptisé. J’ai déjà eu l’occasion de vous dire combien ce texte m’avait inspiré, comment il m’avait été utile dans bien des dialogues avec des jeunes, des chercheurs de la foi, des catéchumènes, des demandeurs adultes du sacrement de confirmation et aussi du mariage. Il a été, à chaque fois, le point de départ de vrais échanges, d’un vrai dialogue dans une foi naissante ou renaissante.
Permettez-moi de citer l’exergue de votre article : « Qui sont les chrétiens ? Comment dire leur identité dans le monde d’aujourd’hui, deux mille ans après la naissance de Jésus de Nazareth ? Les pages qui suivent abordent cette question sous forme d’une lettre à un futur baptisé. Elles bénéficient d’échanges qui ont été menés, en avril 1998, dans le cadre d’un comité élargi de la revue Études. Par leur style comme par leur contenu, elles s’inspirent librement de la Lettre à Diognète (sans doute rédigée vers la fin du 2ème siècle et publiée dans la collection Sources chrétiennes, n°33), ainsi que des Pensées pour le jour du baptême qui ont été écrites par D. Bonhoeffer en mai juin 1944 (publiées dans Résistance et soumission, Lettres et notes de captivité, Labor et Fides, 1973, p.303 et suiv.) » ÉTUDES, mars 2000, n°3923, p. 347-355
Le propos est notoirement dialogal : il vient de questionnements entendus : qui sont les chrétiens ? comment dire leur identité dans le monde d’aujourd’hui ? Ces questions sont de chaque époque, c’est déjà Justin, le philosophe du 2ème siècle à Rome qui répondait aux attentes du juif et du païen en écrivant le dialogue avec Tryphon et les premières Apologies du christianisme. Et ainsi de siècle en siècle.
C’est une lettre, c’est-à-dire une forme littéraire qui appelle et suppose le dialogue réfléchi. Il ne s’agit pas d’un courriel qui n’ouvre pas toujours à l’échange paisible et réfléchi. Pardon pour cette remarque d’humeur ! Elle vient seulement enrichir l’éthique des relations épistolaires traditionnelles … Une lettre qui rapporte des faits vécus, comme par exemple la Lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne à leurs frères d’Asie, en 177 c’est-à-dire proche par la date de notre Lettre à Diognète, ne se contente pas d’énumérer des événements, elle appelle un retour, des commentaires, de la réflexion sur la place du témoignage de la foi jusqu’au martyre, l’appel à d’autres témoignages, et une authentification de ce que vivent les communautés chrétiennes. La théologie trouve ici une de ses racines.
Mais le propos est dialogal d’une autre façon : il a été construit après des échanges dans un sérieux comité éditorial, dont on connaît la composition révélée chaque année dans la revue. On peut imaginer la bonne tenue des échanges, la force des arguments, la place faite aux objections.
Le propos est encore dialogal dans l’appel aux sources : le modèle de la Lettre à Diognète est bien précieux à cet égard. Il s’agit d’une source importante, elle révèle une véritable interrogation située dans un temps et dans un lieu culturel ; je n’entre évidemment pas, ce soir, dans la discussion philologique et historique pour situer le lieu de production et l’éventuel auteur de cette Lettre.
Et parmi les sources, votre Lettre ajoute le propos contemporain de D. Bonhoeffer, situé lui aussi comme une apologie en situation de crise. Chez le théologien protestant, pasteur et résistant au nazisme, la réflexion naît de la nécessité de savoir qui l’on est et pourquoi l’on tient bon dans l’épreuve. C’est un appel adressé aux fidèles, c’est une invitation qui n’aura peut-être pas l’occasion d’entendre les réponses, mais qui croit qu’elles surviendront d’une façon ou d’une autre. La vertu évidente de ce dialogue, c’est de l’engendrer à nouveau, de permettre à chaque interlocuteur de préciser ce qu’il veut dire, ce qu’il expérimente, ce qu’il propose à la réflexion, ce pour quoi et Celui pour qui il s’engage.
Dialogale, la théologie le sera sûrement encore quand elle permettra d’introduire à ce que Paul VI, dans Ecclesiam suam son encyclique programmatique, appelait le dialogue du salut, notion qui figure dans les textes de Vatican II. Un dialogue qui entend les questions contemporaines : qu’est-ce qu’une être humain ? Cette question est pertinente non seulement du fait des questions éthiques actuelles, celles du début et de la fin de vie ; celles de l’homme augmenté, celles qui concernent l’identité sexuelle ou les enjeux posés par le wokisme ou de l’homme déconstruit. Ce dialogue ne se contente pas d’entendre ces questions, mais il cherche à entrer dans une véritable conversation où le salut annoncé dans la foi peut être dit, envisagé, où la question de Dieu peut être posée non seulement à la sphère privée de chaque individu, mais aussi dans le cercle plus large de la vie sociale, dans la culture.
Je voudrais souligner un autre point en citant un second paragraphe de votre Lettre à un futur baptisé. « Si tu cherches à les (les chrétiens) rencontrer parmi les foules, tu verras que, le plus souvent, ils ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage ni par la manière de manger et de s’habiller : ils suivent les usages locaux pour la nourriture et le vêtement, ils pratiquent la langue des gens qui vivent avec eux, ils assument leurs devoirs de citoyens dans les nations où ils vivent. Mais observe bien : leur proximité même avec les autres hommes abrite en fait un grand secret … Ils résident chacun dans son propre pays, mais comme des étrangers domiciliés. Ils vivent dans un lieu donné, mais c’est le monde entier qui est leur demeure. Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie une terre étrangère. » (loc.cit. p.348)
L’emprunt à la Lettre est obvie. Mais évidemment aussi à l’Écriture, inutile de le souligner.
Je voulais insister ici sur cet autre aspect du paradoxe. La théologie chrétienne doit toujours rendre compte du paradoxe chrétien, si bien mis en valeur ici. « Dans le monde, mais pas du monde. » Nous ne cherchons pas à nous distinguer par des signes extérieurs, mais, au milieu d’une société que nous reconnaissons comme nôtre, à ouvrir des portes vers un ailleurs, un au-delà, vers un monde non fermé sur lui-même : aussi bien la voix prophétique est-elle toujours nécessaire. « Ce qui n’est pas paradoxal doit être suspecté de ne pas être vraiment chrétien. » Ai-je cité là un propos exact du Cardinal de Lubac, ou de saint John Henry Newman ? je ne sais, mais il traîne dans ma mémoire.
Dans une réflexion récente sur le diaconat dans l’Église, justement publiée ce mois-ci (NRT, janvier 2023, p.66-82) votre confrère le père Etienne Grieu indiquait comment le diaconat permanent était l’un de ces instruments nécessaires pour que l’Église ne se referme pas sur elle-même, mais soit toujours dans un mouvement d’allers et de retours entre le cœur de l’Église et son extérieur, pour ne pas dire ses périphéries, de son assemblée à son quotidien dispersé, de son eucharistie célébrée à son sacrement du frère, de la Parole proclamée aux paroles entendues et échangées. Et que cela soit vécu justement dans le sacrement et la ministérialité de l’Église.
Il ne peut jamais y avoir quelque chose d’installé dans la pratique de la théologie, comme dans la pratique de la vie chrétienne.
Dialogale et soulignant le paradoxe chrétien, la théologie dès lors ne peut se présenter que sous un jour pédagogique. Le jeu des questions et des réponses, la survenue permanente de l’étonnement devant le paradoxe chrétien, imposent ce tour. Les études rabbiniques aussi bien que la méthode thomiste et la pratique des séminaires dans les facultés forment une sorte de continuum du travail théologique ; je sais que vous pratiquez cela.
Que chacun entende la Parole dans sa langue maternelle, c’est la grâce de la Pentecôte. Cela suppose à la fois fidélité et créativité.
Les théologiens sont des serviteurs de la révélation, « les coopérateurs de la vérité » disait Benoît XVI, dans une société laïcisée où toute relation à la transcendance est facilement ignorée ou privatisée.
Il ne s’agit pas seulement de la compréhension intellectuelle des affirmations de la foi, des mots et concepts du christianisme, mais aussi d’introduire à leur dimension existentielle des réalités aussi fondamentales que celles de salut et d’alliance : toutes notions qui ne circulent pas aisément dans la culture actuelle.
Prolongeant cette remarque, si le Verbe s’est fait chair, le théologien doit aider à ce que la Parole qu’il médite et contemple s’incarne, se traduise en acte dans la vie de l’Église, dans sa liturgie, autant que dans sa doctrine sociale.
François a attiré notre attention sur le phénomène du gnosticisme, non pas chez les rationalistes ennemis de la foi chrétienne, mais aussi chez les laïcs des paroisses comme chez les théologiens professionnels chez qui cela peut être une tentation : « Ils conçoivent un esprit sans incarnation, incapable de toucher la chair souffrante du Christ dans les autres, corseté dans une encyclopédie d’abstractions. En désincarnant le mystère, ils préfèrent finalement un Dieu sans Christ, un Christ sans Église, une Église sans peuple. » Gaudete et Exsultate, 37 Benoît XVI encore a pu nous surprendre dans ses grandes encycliques en commençant par Deus caritas est et Caritas in veritate : quand il a voulu faire percevoir que le marché ne peut assurer à lui seul la cohésion sociale, que le bien commun est affaire de politique, qu’il est indispensable de développer une forme d’activité économique qui inclue la gratuité et que chacun ait le sentiment de travailler pour le bien commun. Caritas in Veritate, 34-42
Je conviens bien que le propos d’une encyclique n’est pas d’abord théologique, mais il a pris un modèle dans la réflexion théologique.
Le même pape Benoît et de façon plus provoquante François ont posé les questions de l’avenir de notre terre ; et c’est instruit par des recherches théologiques que leur propos est né et se poursuit de façon nécessaire. Il se trouve que nous avons repris une place dans la réflexion globale quand le langage théologique a pu se réintroduire sur ce sujet de la protection de la maison commune, quand avec l’aide des théologiens nous avons pu montrer que le monde dont nous voulons prendre soin est le monde que Dieu crée, veut et aime ; nous avons besoin de vous, théologiens, pour ne pas rester au seuil de cette question brûlante.
L’étonnant philosophe Bruno Latour, qui nous a quittés il y a trois mois, n’a pas manqué de nous alerter et d’ouvrir des pistes à la théologie, reprises dans les quatre conférences rassemblées sous le titre, tout récent et posthume, de : Qui perd la terre perd son âme. (Balland, 2022)
Et je me permets de retenir une question connexe sur laquelle il a réfléchi aussi, celle du monde globalisé, du monde commun comme il le désignait, faisant référence à cet horizon que notre culture occidentale a produit sous l’effet du christianisme. Il soulignait que notre culture a voulu exporter cette notion, avec sa conception de la modernité qu’elle pensait universalisable. Que cet horizon puisse demeurer, pourquoi pas, encore faut-il qu’il ne soit pas supposé déjà donné, quasi réalisé : aujourd’hui montre que ce n’est pas fait ! faute probablement que l’on prenne suffisamment le soin de partager les présupposés de chacune des multiples cultures du monde pour comprendre que chacune contribue à sa façon à ce monde commun : qu’est-ce que cela change dans notre façon d’envisager l’annonce du salut ? Le travail de la théologie est appelé, en prolongement de la recherche philosophique …
Évidemment aussi, sur nombre de questions ecclésiologiques sur la synodalité dans son rapport avec la collégialité épiscopale et sur les conditions de la recherche de l’unité des chrétiens, non plus seulement entre les confessions chrétiennes, mais tout autant dans les divisions qui marquent le vie interne de nos Églises à l’image des morcellements de nos sociétés ; sur les conditions d’une vraie pratique de la subsidiarité ; sur les significations de la vie sacramentelle ; sur les liens de ces questions avec l’annonce de l’évangile dans le monde ; sur les ministères comme je l’ai évoqué plus haut au sujet du diaconat permanent, mais aussi sur le ministère des prêtres dans les renouvellements du monde et de l’Église ; sur la signification des ministères en général et de la relation entre ministères ordonnés et ministères institués ou confiés à des laïcs, et par conséquent sur l’aptitude à exercer l’autorité et le pouvoir de décision dans l’Église ; par conséquent sur les relations hommes-femmes dans la vie de l’Église ; sur les craintes de l’avenir qui font regarder les images du passé comme des hypothèses désirables …
Oui, il faut certainement réfléchir, de façon dialogale et en assumant le paradoxe chrétien, sur ces tensions qui traversent la vie de notre Église, tensions qui s’expriment à propos de l’engagement dans la vie sociale, à propos des objectifs pastoraux ou des façons de célébrer la liturgie, sur l’accueil des pratiques de la religion populaire. Il faut essayer de porter une parole sur les effets de la crise sanitaire sur nos modes de vie, les rapports au bien commun qui semblent se défaire, sur le morcellement de la vie sociale dû à des causes multiples et ses prolongements sur la communion ecclésiale.
Pour terminer mon propos, je désire simplement rappeler l’adage selon lequel la théologie se fait à genou, elle naît dans la prière et elle y conduit. Cela s’entend probablement mieux aujourd’hui qu’à d’autres époques, et l’on imagine mal qu’un théologien ne ressente pas une joie profonde d’être conduit lui-même dans la prière au cœur de son exercice théologique. Ce n’est pas renier le caractère scientifique de son travail, le théologien sait que c’est le Christ lui-même qui lui donne cette joie. »
Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris
Pour aller plus loin :
- Lire l’article retour sur la remise du prix Ratzinger au P. Michel Fédou sj.
- Découvrir le dernier ouvrage du P. Michel Fédou sj : Mémoire chrétienne et expérience de Dieu, le sens des dogmes aujourd’hui.
- Découvrir le Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris.