Jérôme Nadal et le « Récit du Pèlerin »

Jérôme Nadal a joué un rôle important aux origines de la Compagnie de Jésus. C’est grâce à son insistance que saint Ignace a accepté de laisser son testament spirituel dans le « Récit du Pèlerin ».

Le Père Nadal écrira : « toute la vie de la Compagnie est contenue en germe et préfigurée dans l’histoire d’Ignace ». C’est aussi grâce au Père Nadal que la lettre et l’esprit des Constitutions se sont répandus parmi les premières générations de jésuites, souvent à l’aide d’expressions lapidaires comme « nous ne sommes pas des moines », ou « le monde est notre maison » et « notre chambre nous tient lieu de chœur », des expressions qui aujourd’hui encore nous disent ce que le Seigneur attend de nous, ses compagnons de route, pour son Église et pour son peuple.

Pour expliquer l’originalité de la Compagnie, Jérôme Nadal écrivait : « rien de ce que la charité peut faire pour aider le prochain n’est exclu de notre institut, mais à condition que tout service apparaisse comme spirituel et qu’il soit bien clair pour nous que ce qui est propre à nous est ce qui est le plus parfait, à savoir les ministères spirituels« .

Le Père Nadal lui-même sera connu comme un grand spirituel, mais aussi comme le premier organisateur de l’aide sociale en Sicile, pendant les cinq années qu’il y passa, proclamant la parole de Dieu. Pourtant, en s’engageant dans des œuvres de miséricorde de toutes sortes, il maintenait « au milieu, comme l’aiguille d’une balance » (Ex. Sp. 15), ses choix de vie et ses options apostoliques, laissant toujours au Seigneur la liberté d’intervenir pour son plus grand service. D’où le refus d’un spiritualisme désincarné, et celui d’un activisme professionnel sécularisé.

Ainsi, être membre de la Compagnie de Jésus signifie être choisi et être envoyé à des tâches qui furent celles des apôtres, à savoir se mettre à la suite du Bon Pasteur à la recherche de la brebis perdue, avoir le « souci de ces âmes dont personne ne prend soin, ou pour lesquelles on n’a qu’un soin négligent. C’est pour elles que la Compagnie a été fondée ; c’est là sa force ; c’est là sa dignité dans l’Église ».

En se reconnaissant dans la mission de l’apôtre Paul – « Paul signifie pour nous nos ministères », écrit le P. Nadal -, les premiers jésuites savaient que la recherche de la brebis perdue les portait aux frontières de l’Eglise – à ses frontières géographiques, certes, mais aussi aux carrefours où les exigences brûlantes de l’humanité et l’annonce du Seigneur – la véritable réponse à ces exigences – ont été ou sont confrontées. Jean Paul II a inclus dans ce dynamisme apostolique un fort engagement « dans le domaine social et au service des derniers dans la Société », mais en soulignant que « cette dimension de devra jamais être séparée du service global de la mission évangélisatrice de l’Église, qui prend en charge le salut de tous les hommes et de tout l’homme, à partir de son destin surnaturel ».

C’est dans cette action, accomplie à la manière des apôtres, que le Père Nadal exhorte les jésuites à être contemplatifs. C’est d’ailleurs surtout grâce à la formule « être contemplatif dans l’action », bien qu’il ne l’emploie qu’une seule fois dans ses écrits, que le P. Nadal est connu et est resté actuel. Il n’a pas voulu formuler un principe de spiritualité, mais décrire un trait de la figure de saint Ignace, qui en toutes choses, actions ou conversations, sentait et contemplait la présence agissante de Dieu et l’attrait des choses spirituelles, ce qu’il exprimait lui-même habituellement par ces mots : il faut trouver Dieu en toutes choses.

Sans faire usage de l’expression « contemplatif dans l’action », le P. Nadal revient souvent sur cette prière apostolique qui devrait caractériser le serviteur de la mission du Christ. Ainsi il écrit dans son journal spirituel : « je ne veux pas que tu sois spirituel et dévot seulement lorsque tu célèbres la messe ou quand tu es en oraison ; je veux que tu sois dévot et spirituel lorsque tu te consacres à une activité, afin que brille dans tes œuvres elles-mêmes une pleine force de l’esprit, de la grâce et de la dévotion ». La raison véritable en est que « nous n’agissons pas de nous-mêmes, mais dans le Christ, avec sa grâce, par sa force, comme si l’on disait : j’agis, non pas moi, c’est le Christ qui agit en moi, et moi en Lui. En toutes choses, sentir ce que le Christ ferait ou déciderait ».

Être contemplatif dans l’action n’est pour le P. Nadal ni un simple conseil pratique, ni un souhait pieux. Il ne s’agit pas non plus d’une alternance de moments d’action et de temps de prière. Le P. Nadal présente la familiarité d’un compagnon de Jésus avec Dieu comme un mouvement circulaire, qui prend son origine dans la motion de l’Esprit, passe par le cœur, et aboutit à un engagement apostolique concret pour revenir à sa source en Dieu. Parlant en 1561 aux jésuites en formation de Coïmbre, accablés par les études et ayant peu d’oraison dans leur vie, il les encourage à grandir, allant « comme dans un cercle » de la contemplation à l’action, et de l’action à la contemplation, car « si, en pratique, un jésuite aborde les études avec ferveur et s’inspire de la prière pour leur développement, il ira de l’avant et Dieu Notre Seigneur l’aidera ».

Cependant, ici, le mouvement circulaire ne se ferme pas, remarque le P. Nadal, car dans l’action la vigueur apostolique peut s’affaiblir et son orientation vers un plus grand service de Dieu peut changer de route et dévier. Il faut alors, note-t-il, revenir sans cesse à la contemplation de la vie et de la personne du Christ. Ainsi, par ce mouvement circulaire qui nous fait passer « dans le Seigneur » de la contemplation à l’action et de celle-ci à la contemplation, le « sens du Christ » habite en nous et s’empare de nous, et ce qui s’accomplit est uniquement l’aide que le Seigneur veut pour son peuple.

Pour le dire avec les mots mêmes du P. Nadal, « tu veilleras à ce que ta foi ne soit pas seulement spéculative, sans aucune répercussion dans ton cœur. Efforce-toi de la rendre pratique, et que ton cœur s’enflamme d’amour envers Dieu et le prochain ». Car « si vous vous êtes occupés du prochain et du service de Dieu, dans votre ministère ou dans n’importe quel office, Dieu vous aidera ensuite plus efficacement dans votre prière. Et cette aide plus efficace de Dieu vous aidera à son tour à vous occuper du prochain avec plus de courage et de profit spirituel ».

Cette spiritualité n’hésite pas à devenir radicale lorsque la mission du Christ l’exige : « on ne connaît pas de loisir dans cette Compagnie, car s’ils ne sont pas occupés dans leurs églises, ils sont à rechercher les âmes qu’ils peuvent faire avancer dans la vie spirituelle », ou bien : « ils ne se livrent à aucune conversation, aucune action, qui ne vise finalement à porter secours aux âmes et à obtenir quelque fruit spirituel ». Pas plus que son maître Ignace, le P. Nadal ne peut s’imaginer une Compagnie dont la vie deviendrait une routine, sans foi en l’avenir, ou des jésuites devenus inactifs et froids. Si « la Compagnie est ferveur », selon l’expression du P. Nadal, c’est bien parce qu’elle poursuit « avec ferveur le salut et la perfection du prochain », dans un amour passionné pour le Christ, pour « son Vicaire sur terre » et pour son Église.

Le plus important, si nous écoutons le P. Nadal, reste de « trouver le Christ de telle sorte qu’en toutes choses nous sentions ce que le Christ ferait ou déciderait en ce moment, s’il était là ».

Extraits d’une lettre envoyée par le Père Kolvenbach à tous les jésuites à l’occasion de cet anniversaire 11 août 2007

Article publié le 1 octobre 2011

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