Jésuites à Calais. Dans la nuit, un goût du Royaume.
En 2016, le P. Philippe Demeestère sj est envoyé en mission à Calais pour rencontrer et servir les exilés – 9000 à l’époque, 1500 aujourd’hui – et rendre possible l’accueil d’autres personnes désirant vivre sur place des temps de service et de partage avec les migrants. Depuis lors, Philippe a accueilli à Calais, pour des séjours d’une semaine à un mois, une trentaine de jésuites, surtout des scolastiques (étudiants jésuites) de notre Province ou d’ailleurs, en études à Paris. Scolastiques et exilés, deux jeunesses se croisent et se rencontrent : autant d’étincelles de vie au cœur d’un lieu où des êtres humains vivent dans des conditions indignes. Cinq d’entre eux évoquent ici leur expérience.
Aller voir ce qui s’y vit
Dans le Calais des associations, les exilés sont au centre : autour d’eux s’organise le service. À leur contact prennent place partages impromptus et fêtes inattendues, et se vit une espérance difficile. On rencontre parfois un bénévole ressemblant à la veuve de l’Évangile, celle qui a « tout donné ». J’y ai trouvé un goût du Royaume.
Quelque chose attire les volontaires dans la « jungle » de Calais. Comme les foules à Jean le Baptiste. Comment, moi aussi, ne pas aller voir ce qui s’y vit ?
« Je ne veux pas retourner aux études ; ici, c’est la vraie vie », confie une étudiante. Parmi les volontaires, plusieurs se laissent entraîner à rester plus longtemps que prévu. Est-ce pour eux une sortie de piste ou, au contraire, un détour salutaire vers plus de vie ? Tant de trajectoires se croisent ici. Et pour moi tant de questions sur ce qui permet à ces jeunes, exilés ou volontaires, de grandir.
Florian Cazenave, jésuite français en formation (communauté de Bordeaux)
Entamer une conversation
Ayant entendu parler de la situation difficile des migrants à Calais, j’ai voulu voir par moi-même. Parlant l’hindi, je pensais me rendre utile en tant que traducteur mais à peine un ou deux parlaient cette langue ; la majorité d’entre eux venaient d’Afrique et d’Asie.
Comment amorcer le dialogue ? Les films indiens de Bollywood – que beaucoup connaissaient et que d’aucuns regardaient, même dans la jungle ! – ont aidé à entamer une conversation. Certains se sont alors ouverts et m’ont partagé leur parcours personnel, depuis leur pays d’origine jusqu’à celui de leurs rêves. Informé de leur longue traversée, à la marche et même à la nage, pour atteindre Calais, j’ai pris conscience de la vie très confortable que je menais. Cela me donne une responsabilité plus grande envers les moins privilégiés que moi. Les partages personnels ont fait naître des amitiés, soutenues dans la durée par les réseaux sociaux. Je suis devenu très conscient de la profondeur de la crise des réfugiés, non seulement à Calais mais aussi dans d’autres régions d’Europe.
Nithin Coehlo, jésuite indien en formation (aujourd’hui en régence au Japon)
Être invité à leur table
Que se passe-t-il à Calais pour que mes compagnons jésuites de la communauté de la rue Blomet parlent autant de leur expérience là-bas ? Curieux d’en savoir plus, je suis allé y passer un mois, pendant l’été 2019, puis un mois l’été dernier. Pourquoi ai-je été autant marqué par mon expérience en ce lieu, comme bénévole auprès des associations SALAM et Secours Catholique ?
Au cours d’une distribution de repas, j’ai vécu ma première rencontre avec des personnes en exil. L’une d’elles me demande : « Hey, Sri Lanka ? Bangladesh ? – No, no, India. » Et lui, avec un grand sourire : « Oh, yes ! Bollywood ! », et il se met à chanter : « Khuch khuch hota hai… » (en hindi : « mon cœur est ému »). La scène s’est reproduite avec d’autres migrants qui, me revoyant au cours de la journée, se mettaient à chanter ! Une manière de me dire : « Je vous reconnais ». À travers une apparente légèreté, une manière pudique de témoigner de notre humanité partagée.
À la tombée de la nuit, dans « la jungle » de Calais
J’ai passé plusieurs soirées dans « la jungle », entre 21 heures et minuit. Une table, du thé et du café : une installation simple et un peu de chaleur qui ouvrent à la rencontre avec les personnes exilées. Vers 22h30, elles nous quittent pour préparer leur espace de couchage : petites tentes ou pauvres bâches en plastique accrochées à un mur. Je reste seul avec quatre migrants : nous parlons de la politique et de la culture de leurs pays d’origine, des raisons poussant à l’exil. Trois autres nous rejoignent, avec un grand sourire : « Oh, je vous reconnais : India ! » Tous m’invitent à manger, mais je refuse poliment. Insistance. Je comprends alors l’importance de partager ce repas. L’hospitalité s’inverse ! Affamés, trois autres se joignent à nous, se préparent un sandwich… et m’invitent à leur tour. Cela me touche de voir ces personnes partager ainsi, avec une telle générosité, le peu qu’elles ont. La nuit tombe et, à la lumière du feu, je vois leurs yeux brillants, gardant le sourire malgré toutes les difficultés traversées, leurs corps fatigués mais habités par un profond désir de vivre. Ce témoignage de vie, poignant, magnifique, m’interpelle.
Avoir été témoin de cette vie au cœur de la « jungle de Calais » me rend sensible à l’injustice. Injustice de voir aboutir en ce lieu des personnes en exil, à la recherche d’une vie meilleure. Injustice à nommer ce lieu « jungle », alors que le mot, d’origine hindi, vient du sanskrit « jāṅgala », qui désigne le lieu de la forêt où vivent les animaux sauvages. Un lieu dangereux, la « jungle de Calais » ? Pour ma part, j’y ai vécu d’heureux moments avec mes frères en humanité.
George Roshan Kujur, jésuite indien en formation (communauté de Raynouard, Paris)
Devenir instrument de justice, de paix et d’harmonie
Durant mes études en France, parmi les lieux où j’ai vécu mes apostolats d’été, Calais, où je suis allé deux fois, m’a le plus touché. J’y ai travaillé avec trois associations – Secours Catholique, SALAM et Auberge des migrants -, distribuant repas et vêtements avec d’autres bénévoles. Calais m’a profondément marqué. En voici les raisons.
Un autre monde. Les migrants, venus de différents horizons, sont accueillis par des bénévoles venant eux-mêmes de nombreux pays. En tant qu’étranger, cela m’a donné à voir un aspect peu connu de la France et de son accueil des migrants. Je sais que la situation politique n’est pas facile et l’attitude générale pas toujours encline à l’accueil. Pourtant, j’ai été témoin de gestes de générosité, qui me confirment qu’il existe encore de l’humanité dans le monde.
Tout le monde est un chercheur. Après les services du matin, j’ai pu partager ma vie avec des bénévoles de différentes associations. En les écoutant, j’ai beaucoup appris et notamment comment ils avaient ressenti la solitude dans leur vie. Des repas partagés ont donné l’occasion de faire avec eux la relecture de la journée ou de la semaine. Avec certains, nous sommes devenus une famille ! Enfants d’un même Dieu, ensemble sous un même toit, faisant œuvre de générosité envers ceux ou celles qui en ont besoin.
Travail avec d’autres jésuites. J’ai beaucoup appris de moi-même en travaillant avec d’autres jésuites. Prier, célébrer la messe mais aussi cuisiner ensemble furent des moments vraiment précieux. J’apprécie particulièrement Philippe Demeestère sj, qui nous a accueillis avec beaucoup de sérénité et de calme. Il m’a donné la liberté d’être moi-même.
J’ai fait de très belles rencontres, à Calais. Avec Abdul Aziz, par exemple : jeune soudanais, bénévole au Secours Catholique, il m’a impressionné par sa détermination à travailler avec les migrants malgré sa difficulté à marcher. Nous sommes devenus amis.
De mon séjour à Calais je garde deux trésors : (1) il est possible d’être heureux avec peu de choses ; (2) plus que l’aide ou le service, la simple présence auprès des migrants suffit pour qu’ils se sentent être, et dignes d’êtres aimés.
Ces expériences à Calais ont porté des fruits même dans mes études de philosophie et dans ma vie de scolastique parisien : j’ai décidé de poursuivre les maraudes à Paris et ainsi nouer de belles relations avec des personnes de la rue. Elles ont nourri ma vie spirituelle au cœur d’une société très sécularisée. Un grand désir m’habite désormais : travailler, à l’avenir, avec et pour les migrants dans le cadre du JRS (Jesuit Refugee Service).
Tous, nous sommes appelés à bâtir des ponts entre les femmes et les hommes de ce temps. Construisons-les ensemble pour devenir des instruments de justice, de paix et d’harmonie.
Noël Dias, jésuite indien en formation (actuellement en régence au Karnataka)
Le Christ, compagnon de leur route
Juillet 2020. La nuit est déjà tombée depuis quelques heures et je rentre en voiture, après avoir déposé deux compagnons jésuites au camp des Érythréens pour qu’ils y passent la nuit. Je reviendrai les chercher au petit jour. Un troisième est resté à la maison pour se reposer.
Je suis alors surpris par deux ombres marchant au bord de la route. Puis deux autres. Et encore deux et deux… Deux par deux, ces silhouettes avancent dans la nuit. Elles portent sur leur dos de petits sacs.
Qui est-ce ? Des novices jésuites en expériment ? Ou des pèlerins marchant sur Compostelle ? En un sens, oui. Ils marchent aussi vers un but inconnu : un camion sur une aire d’autoroute et, au bout du voyage, l’Angleterre… Mais, au-delà encore, c’est celui du Christ compagnon de leur route, inconnu, discret mais bien présent. Je m’aperçois alors qu’ils ne sont pas que deux, mais bien plus. Au moins trois.
Timothée Pigé, jésuite français en formation (communauté de Saint-Denis-La Plaine)
Pour aller plus loin
> Découvrir la seconde Préférence apostolique universelle des jésuites “Marcher aux côtés des pauvres et des exclus”
> Découvrir ci-dessous des articles concernant cette Préférence apostolique universelle
> Cet article est paru dans la revue Échos jésuites (hiver 2020), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement, numérique et papier, est gratuit. Pour vous abonner, cliquez sur ce lien ou envoyez vos coordonnées (adresse électronique/postale) à communicationbxl[at]jesuites.com.
Article publié le 14 janvier 2021