Jésuites en Russie
La Russie, de l’empire à la fédération contemporaine, suscite à la fois méfiance et fascination. Entre la Compagnie de Jésus et ce grand pays orthodoxe à cheval sur l’Europe et l’Asie, les relations sont anciennes mais complexes. En 1992, peu après la chute de l’URSS, est créée la « Région indépendante russe de la Compagnie de Jésus ». Le P. François Euvé sj témoigne de son expérience : il a été supérieur de communauté à Moscou, de 1992 à 1995 et y enseigna la théologie.
La présence actuelle des jésuites date officiellement de 1992, après la disparition de l’Union soviétique, bien que quelques compagnons aient été clandestinement présents depuis l’annexion de la Lituanie à la fin de la dernière guerre. Cette présence est modeste : le catalogue de la « Région indépendante russe » compte douze jésuites travaillant en Russie – dont un évêque à Novossibirsk – et huit au Kirghizstan – dont un administrateur apostolique –, auxquels il faut ajouter deux jésuites en Belarus (ex-Biélorussie).
Les citoyens russes sont relativement peu nombreux dans la Compagnie. La région profite de l’apport de compagnons d’autres pays : Pologne, États-Unis, Slovénie, Chili… Il ne faudrait pas oublier l’Ukraine, qui constitue une « Mission » dépendante de la Province polonaise du sud. Une dizaine de jésuites y travaillent.
Pour des raisons historiques, la première génération des jésuites présente en Russie dans les années 1990 était d’origine allemande. Leur mission principale était la pastorale des communautés catholiques allemandes disséminées sur le vaste territoire de l’Union soviétique, de la Sibérie au Tadjikistan, suite à leur déportation vers l’est par Staline, au moment de l’invasion allemande.Les communautés d’aujourd’hui sont établies à Moscou (« Collège » Saint-Thomas d’Aquin, qui dispense quelques cours et édite la revue Simvol), Tomsk (paroisse et établissement d’enseignement) et Novossibirsk (centre culturel).
Au Kirghizstan, la mission est surtout paroissiale. Tomsk mérite une mention particulière. La paroisse fut fondée par les jésuites en 1812. L’église date de cette époque. Un établissement d’enseignement, de la maternelle à la terminale – pour reprendre les appellations françaises – a été confié à la Compagnie de Jésus par le diocèse. Il compte actuellement 144 élèves, orthodoxes, catholiques ou pentecôtistes (très nombreux dans la région). Par ailleurs, l’activité pastorale des cinq jésuites présents bénéficie à des communautés parfois rurales, constituées d’anciens déportés ou de leurs descendants. Il faut enfin mentionner une communauté de personnes handicapées, du type de « L’Arche », animée par des catholiques et des orthodoxes.
Catholiques et orthodoxes : une relation complexe
Pays de tradition orthodoxe, la Russie compte un très faible pourcentage de catholiques parmi sa population. Ceux-ci sont surtout d’origine étrangère, principalement polonaise et lituanienne. Les relations avec le monde orthodoxe dépendent beaucoup des lieux et du clergé local. La tradition russe est marquée par un fonctionnement « communautaire ». Tant que la Mission se borne à la pastorale de sa propre communauté, aucun conflit n’est à redouter. Tout ce qui peut ressembler à du prosélytisme est source de difficultés. Au début des années 1990, à la suite des JMJ de Czestochowa (1991), auxquelles participèrent de nombreux jeunes Soviétiques (russes, biélorusses, ukrainiens), plusieurs demandèrent, au retour, le baptême catholique, ce qui souleva des appréhensions dans la hiérarchie orthodoxe. Si de telles conversions restèrent limitées, quelques tensions subsistèrent. L’enregistrement de la « Région indépendante russe de la Compagnie de Jésus » (c’est le nom officiel) auprès des instances civiles fut relativement facile en 1992. Ce ne fut pas le cas quelques années plus tard, du fait d’un changement législatif. Le supérieur de l’époque, le P. Stanislas Opiela sj, qui avait mené la négociation précédente, a dû se battre jusqu’au plus haut niveau pour maintenir le statut précédent. En conséquence, il ne put obtenir le renouvellement de sa carte de séjour.
Des liens culturels à travers l’Europe
Si l’on voulait écrire l’histoire des relations entre la Compagnie et la Russie, il faudrait ajouter les établissements qui, à Rome et ailleurs, ont entretenu des liens avec ce pays, sa culture et ses traditions religieuses. Comment ne pas mentionner la « Bibliothèque slave », fondée par le P. Jean Gagarine sj (fondateur aussi de la revue Études), actuellement déposée à l’École normale supérieure de Lyon, le collège-internat Saint-Georges, fondé à Constantinople, déplacé à Namur, puis à Paris (rue Raynouard) et enfin à Meudon, où il contribua au développement du Centre d’études russes jusqu’en 2000. La Compagnie ne s’est jamais implantée durablement dans ce grand pays orthodoxe, à l’exception de l’époque où une partie de la Pologne avait été annexée par l’empire des tsars. Si le monde russe ne fut jamais une priorité de la Compagnie, le maintien de relations avec ce grand pays qui représente « l’autre poumon » de l’Europe, aussi difficiles soient-elles parfois, n’est pas sans importance pour que la mission soit vraiment universelle.
P. François Euvé sj, rédacteur en chef de la revue Études,
Communauté de Sèvres à Paris
> Source : revue Échos jésuites, été 2019. S‘abonner gratuitement à la revue trimestrielle numérique et /ou papier