Hommage aux jésuites décédés pendant le confinement – Homélie du Provincial

Évangile ( Mathieu, 13, 44-46 in lectionnaire Cie de Jésus, p. 246)

Le Royaume des cieux est comparable à un trésor caché dans un champ.  L’homme qui l’a découvert le cache de nouveau. Dans sa joie, il va vendre tout ce qu’il possède, et il achète ce champ. Ou encore :  Le Royaume des cieux est comparable à un négociant qui recherche des perles fines. Ayant trouvé une perle de grande valeur, il va vendre tout ce qu’il possède, et il achète la perle.

 

Chers compagnons, frères et sœurs,

Quand approche la mort, et qu’on peut encore avec lucidité contempler sa vie, ce qu’on en a fait, ce dont on peut se réjouir, ce que l’on regrette, les matins pleins d’élan mais aussi les blessures de la route…, on est – je l’imagine – conduits à l’essentiel, à regarder ce qui fut la boussole de sa vie, à ce qui, au final, a compté pour soi, à ce que l’on a cherché, parfois maladroitement, au désir profond qui nous a mis en route, même s’il a pu être recouvert de maladresses, d’illusions, d’occasions ratées, de doutes aussi.

La manière dont nos compagnons que nous honorons ce soir ont relu leur propre vie est évidemment le secret de chacun, dans leur cœur à cœur avec leur Seigneur. Mais comment ne pas imaginer que ce qui a été leur désir profond, ce qui a constitué le fil de leur vie, est ce trésor dont parle l’Evangile ?

« Trouver un trésor », voilà une parole qui éveille toujours l’imagination, depuis les chasses au trésor de notre enfance jusqu’aux jeux télévisés et lotos de toutes sortes qui continuent, comme de pâles contes de fée modernes, de susciter l’engouement dans l’espoir d’une vie autre. Il en était de même bien sûr au temps de Jésus, et en plusieurs endroits de l’Evangile – nous le savons -, il est question de richesses, les mauvaises qui encombrent, et les bonnes, celles qui seules comptent en définitive. C’est le cas ici dans ce passage que nous venons d’entendre. Deux paraboles propres à Matthieu, qu’on ne trouve pas dans les autres Evangiles, pour parler de ce qu’est le Royaume de Dieu.

Et l’évangéliste souligne ici deux caractéristiques de ce Royaume : le caractère précieux précisément (« le Royaume des cieux est comparable à un trésor… ; le Royaume des cieux est comparable à un négociant à la recherche de perles fines ») et la joie (« l’homme… dans sa joie, va… et achète ce champ »). Qu’il s’agisse du trésor ou de la perle, il est question d’une découverte, une découverte d’un grand intérêt, une découverte qui aurait pu ne pas avoir lieu, une découverte qui entraîne un choix et change une vie. L’homme et le négociant trouvent des trésors de manières différentes. Le premier le trouve par hasard, sans doute parmi les ronces et les pierres, dans un champ qui ne lui appartient même pas et il est complètement surpris. Le second trouve la perle parce qu’il est un connaisseur passionné et qu’il sait bien ce qu’il cherche. Tout est dit là des chemins que nous empruntons dans nos vies, l’itinéraire mystérieux, unique, personnel que nos compagnons ont emprunté, leur parcours vocationnel, où Dieu leur a parlé et les a conduits jusqu’au bout, les paroles et les rencontres sur la route, les confiances entendues et les risques posés. Nous qui sommes ici ce soir, nous avons tous été un peu les témoins de ce chemin qui a croisé le nôtre ; en famille, dans la Compagnie, dans l’amitié et les engagements apostoliques. Et leur trésor, d’une manière ou d’une autre, est devenu un peu le nôtre.

Si les deux paraboles de cet évangile diffèrent dans leur histoire, elles ont une phrase répétée à l’identique : vendre tout ce que l’on possède. Il s’agit de se dépouiller mais en vue d’une richesse qui n’est point possession, mais accueil d’un don encore plus grand, un unique bien. Cela n’est pas sans nous rappeler l’invitation de Jésus au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. » (Mt 19,21). En fait, le Royaume n’est donc pas tant comparé à un trésor ou à une perle, mais il est comparé à ce qui se passe quand une personne découvre un trésor ou une perle. La notion de Royaume ne renvoie pas d’abord à une chose, mais bien davantage à une relation : oui, le Royaume est de l’ordre de la relation. Comme l’homme de la Parabole entre dans une dynamique d’échanges (posséder, vendre, acheter), le disciple qui est à la suite du Christ entre dans une dynamique d’abandon et de découverte, de perte apparente et de don reçu gratuitement. La joie acquise est vie, rayonnement, mouvement, aventure, croissance. Ainsi va le Royaume de Dieu. C’est là où réside le trésor. Et c’est bien l’expérience qu’à leur manière nos compagnons ont vécu dans la diversité des engagements et des missions.

En fait, ce Royaume se laisse approcher et découvrir quand une personne a la disponibilité nécessaire pour pouvoir faire cette découverte. Ces deux paraboles nous disent que ce qui va être déterminant, c’est notre disponibilité. C’est d’elle que tout va dépendre, c’est elle qui va nous permettre de découvrir un trésor enfoui, plutôt que de passer à côté, c’est elle qui va nous permettre de reconnaître la valeur de cette perle tellement semblable à n’importe quelle autre perle, alors qu’on aurait pu ne pas la voir. Disponibilité. Ne pas vouloir mettre la main sur le don, et nous laisser conduire par l’Esprit dans cette découverte. Comme Ignace, dont Jérôme Nadal (1507-1580), son conseiller et proche compagnon, dira qu’il « suivait l’Esprit sans jamais vouloir le précéder ; ainsi fut-il suavement mené vers l’inconnu, et lentement s’ouvrait devant lui un chemin qu’il suivait – sagement ignorant – ayant tout simplement le cœur tourné vers le Christ »[1].

Le cœur tourné vers le Christ, voilà en fait le terme de la quête. Être compagnon de Jésus, partager sa vie, sa mission. Comme jésuites, mesurons-nous toujours la force de cette appellation, l’intimité et la profondeur de la relation à laquelle nous sommes appelés ? Appellation dont nous sentons bien que nous ne pouvons la recevoir que par pure grâce, par don gratuit de l’initiative de Dieu, car nous nous connaissons assez pour savoir que notre foi n’est pas toujours glorieuse ni ardente. Pécheurs pardonnés, sans cesse replacés dans la confiance et dans le mouvement de la vie, comme des vases fragiles, inadéquats, insuffisants, mais dans lesquels se trouve un immense trésor que nous portons et que nous désirons communiquer (2 Co 4, 7).

Oui, c’est bien cette rencontre personnelle et intime avec le Christ, cette préférence, qui est le trésor qui passe tout. Et vers laquelle, nous avons tous à tendre, frères et sœurs. ET c’est dans cette rencontre que le plus beau, l’inimaginable apparaît. Nous découvrons en effet que dans son amour incroyable, nous comptons infiniment pour Dieu, nous sommes précieux à ses yeux, nous sommes son trésor et sa perle ! Retournement qu’a exprimé St Paul à sa manière – nous l’avons entendu dans la première lecture : « Lui qui est riche, il est devenu pauvre à cause de vous pour que vous deveniez riche par sa pauvreté ». Oui, Dieu aime le premier, et son amour est un don, le don qui nous fonde.

Certains ont pu découvrir cela dans la fulgurance de la rencontre, d’autres ont mis une vie pour s’approcher de ce mystère amoureux. Dans les jours heureux comme les heures sombres que traverse toute existence. Il nous faut sans cesse revenir à notre trésor. C’est ce que disait si bien le P. Arrupe, ancien supérieur général de la Compagnie, qui a tant marqué la génération de jésuites dont nous faisons mémoire ce soir. Il écrivait en 1981, il y a près de 40 ans : « Certains états d’abattement, de désolation, d’atonie apostolique, ne pourront être surmontés que par cette espérance de fond, ranimée sans cesse par un dynamisme apostolique, fondé sur le Christ (…). L’espérance du jésuite, dans les circonstances difficiles que traversent l’Eglise et la Compagnie, ne peut être que le fruit d’une confiance totale en Dieu qui fait son œuvre, et non pas en nos forces ni en notre générosité : “Ce trésor, nous le portons en des vases d’argile, pour que cet excès de puissance soit de Dieu et non pas de nous.” » [2]

Ce soir, frères et sœurs, nous rendons grâce à Dieu pour nos compagnons : Dany, François, Pierre, Louis, Christian, Michel, Gérard, Xavier, René, Adrien, Guido, Henri, Michel, André, Philippe, Claude, Maurice, François, Charles, Jacques, Vincent. Ces hommes, qui avec leurs limites et leurs défauts, ont pris au sérieux cette aventure, ont désiré mettre au cœur de leur vie le Christ, et nous ont aidés, parfois sans le savoir, à croire, à nous engager, à comprendre, à servir, à risquer, à être fidèles, à aimer. Ils ont été signes du Royaume. Chacun était unique, et il n’y a pas eu deux parcours identiques, chacun avait son tempérament, parfois rugueux, toujours pudique. Leurs départs, parfois si rapides, nous ont tous plongés, familles, amis, jésuites, dans la tristesse. Ils nous ont fait prendre davantage encore la mesure des liens qui nous unissaient à eux, et ce que nous avons reçu d’eux. Et ils nous ont fait éprouver, à nous jésuites, alors même que, le plus souvent, nous ne pouvions être physiquement proches d’eux, combien nous formons un corps. Un corps qui vit de ses membres. Un corps où nous sommes reliés les uns et les autres par ce même appel et ce même trésor. Et qu’il importe que nous prenions toujours soin de ce qui nous lie.

Frères et sœurs, que notre action de grâce ce soir, nous ouvre, comme l’homme de la parabole, à la joie. La joie d’être aimés, d’un amour qui rend libres et ouvre l’avenir. Nous partagerons ainsi ce que vivent désormais pleinement nos compagnons qui sont entrés « dans la joie du maître ».

P. François Boëdec, Provincial

 

[1] MHSI, P. H. Nadal, V, Commentarii de Instituto, p. 625.

[2] P. Arrupe, L’espérance ne trompe pas. Préface de H. Madelin, Paris 1981, p. 355-356.

 

Article publié le 29 septembre 2020

Aller en haut