Le P. Marcel Jousse sj (1886-1961) et l’Anthropologie du Geste

Marcel Jousse est le créateur d’une science nouvelle, l’Anthropologie du Geste, qui étudie le rôle du geste et du rythme, dans les processus de la connaissance, de la mémoire et de l’expression humaine.

Cette science vise à opérer une synthèse entre disciplines diverses: psychologie, linguistique, ethnologie, psychiatrie, sciences religieuses et exégétiques, pédagogie profane et sacrée…

« Nous ne pouvons pas nous échapper du mimisme humain,… et pour parler de Dieu, nous ne pouvons pas faire autre chose que des symboles, c’est-à-dire des choses concrètes qui essaient de mordre sur l’invisible. »

« C’est un fait que Rabbi Ieshoua [Jésus] n’a rien écrit. Donc il a cru que les mécanismes oraux de son milieu étaient capables, si j’ose dire, de porter tout le poids de la divinité. »

Marcel Jousse

Le P. Marcel Jousse sj, par le P. Noël Couchouron sj

Jésuite, chercheur et professeur en anthropologie, le Père Marcel Jousse fut avant tout un serviteur de la Parole vivante du Seigneur et un ouvrier de sa transmission. Ceux qui ont étudié la pensée du Père Jousse et mesuré ses implications pour l’exégèse biblique et la catéchèse témoignent aujourd’hui de la grande fécondité de son œuvre.

On a souvent cantonné cette œuvre à la simple redécouverte de l’oralité. Mais la spécificité des recherches anthropologiques du Père Jousse tient dans la démonstration que l’oralité implique l’homme dans toutes les dimensions de son être : pas seulement la voix, mais davantage encore la mémoire, le cœur et toute l’intelligence vive de l’ anthropos . Marcel Jousse est un spécialiste du style oral global ».

Au début de ses recherches, ce condisciple du Père Teilhard de Chardin s’est posé la question suivante : « Comment l’homme, placé au sein des perpétuelles actions de l’univers, réagit-il à ces actions et en conserve-t-il le souvenir? (2) »

Note : 2. Jousse M., L’Anthropologie du Geste , Paris, Resma, 1969, Avant-Propos, p. 9.

Pour y répondre, il repère un principe qui structure tout l’univers : « L’élément essentiel du cosmos, c’est une action qui agit sur une autre action », et il qualifie ce principe de « geste interactionnel ». Puis il montre que cette structure fondamentale du cosmos se retrouve comme l’élément premier du langage humain en tant que « geste propositionnel (3) » : « geste », car il s’agit de la réverbération orale d’une action de l’univers; « propositionnel », car ce geste est fondé sur l’unité syntaxique de la proposition grammaticale « sujet-verbe-complément ».

Note : 3. Ceci dès 1925 dans son oeuvre Le Style Oral. Cf. le chapitre VIII du Style Oral rythmique et mnémotechnique chez les verbo-moteurs (édition de Gabriel Baron), Paris, Fondation Marcel Jousse, 1981, pp. 96-123.

Comme il est le plus mimeur de tous les animaux » et que « c’est par le mimisme qu’il acquiert toutes ses connaissances (4) », l’homme réagit aux perpétuelles actions de l’univers par ses propres gestes. Il en conserve le souvenir dans sa mémoire. Par conséquent le geste propositionnel, consti­tutif de la mémoire, est le geste spécifique de l’homme, cet être de parole.

Note : 4. Citation d’Aristote (Poétique, IV, 2) reprise par Jousse au moment où il présente le « rythmo-mimisme ». Cf. Jousse M., L’Anthropologie du Geste, op. cit., p. 54.

Les recherches anthropologiques de Marcel Jousse mettent en évidence la structure binaire de l’être humain qu’il qualifie d’« être à deux battants (5)» parce que son corps est bilatéralisé. En effet, quand le corps se meut, le bilatéralisme règle sa marche et rythme ses gestes. Jousse montre que notre rapport à la parole porte également la marque du bilatéralisme : élément actif de la marche, le bilatéralisme est donc aussi l’élément actif de la pensée. De même que quand il marche, l’homme avance selon un rythme binaire et non pas en sautillant, de même dans l’acte de la pensée l’homme pèse le pour et le contre un peu comme sur les plateaux d’une balance ainsi naturellement, les gestes propositionnels du langage ne se juxtaposent pas simplement mais s’ordonnent. Aussi, pour mémoriser un texte oral, l’homme lui applique-t-il généralement un rythme spéci­fique, qu’il élabore selon les lois du parallélisme binaire.

Note : 5. Jousse M., L’Anthropologie du Geste, op. cit., chapitre II, Le bilatéralisme, p.194.

Des traces d’oralité

Sur la base de ces considérations anthropologiques, Marcel Jousse parvint à mettre en évidence, dans les Écritures Saintes, des traces d’oralité. Il a ainsi relevé dans la structure des psaumes le « balancement » parallèle et bilatéral caractéristique de tout style oral. En outre, le Père Jousse attire l’attention de ses élèves sur le phénomène des unités de souffle. Il repère ainsi que dans l’original hébreu, la structure des psaumes est rythmée et tient compte des nécessités de la respiration.

Par exemple ici (ci-dessous), chacune des quatre incises du psaume 50 (51) correspond à une unité de souffle.

Exemple de « balancement » dans le psaume 50(51)

Car mon péché moi je le connais, ma faute est toujours devant moi
Contre toi, toi seul, j’ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait

Notons qu’après le concile Vatican II, une disposition graphique des textes par unités de souffle fut adoptée pour le bréviaire et tous les livres de la liturgie catholique et romaine, afin de faciliter la respiration et la diction des lecteurs.

Dans le Prologue de l’Évangile selon saint Jean, Marcel Jousse a mis en évidence plusieurs caractéristiques du style oral. D’abord, les versets 5 et 6 sont un exemple de balancements parallèles. Ensuite, tous les autres versets sont construits selon le système des mots-crochets le mot par lequel se termine une incise est le même par lequel commence l’incise suivante. Ces deux éléments se retrouvent dans toutes les cultures orales, dont la culture sémitique dans laquelle est né l’Évangile selon saint Jean, parce qu’ils permettent la mémorisation des textes.

Du Prologue de Jean

1   En commencement était la Parole
2   et la Parole était face à face en Dieu
3   Et Dieu, elle l’était la Parole
4   Elle était en commencement face à face en Dieu.
5   Tout par elle a été fait
6   Et sans elle n’a été fait même pas un rien.
7   Ce qui a été fait en elle est vie
8   Et la vie était la lumière des hommes
9   et la lumière dans la ténèbre illumine
10 et la ténèbre ne l’a pas saisie.

Le Père Jousse, prophète de Rabbi Iéshoua de Nazareth

La mère de Marcel Jousse lui ayant enseigné oralement les textes de l’Écriture qu’elle connaissait dans le dialecte sarthois, il fut conquis par le rapport amoureux qui unit le peuple juif à la parole­ Torah. Il a tout particulièrement étudié la culture orale des « paysans » des bords du lac de Tibériade et de toute la Galilée dans laquelle s’insère toute la prédication de Jésus, comme l’attestent les analogies de la vigne, du grain de sénevé ou du grain de blé tombé en terre.

Pour Marcel Jousse, Marie, Jésus et les apôtres, tous enfants d’Israël et de sa culture orale, ont été enseignés et ont enseigné selon les schémas d’oralité bien précis de ce milieu.

Ainsi, les apôtres et d’autres auditeurs de Jésus étaient capables de retenir au mot près ses enseignements avant de les transmettre à leur tour; de façon similaire aujourd’hui, on peut entendre des africains de culture orale restituer au mot près tout un récit qu’ils ont mémorisé à la première écoute.

Ce phénomène nous conduit à évoquer l’une des plus grandes intuitions de Marcel Jousse, celle de la « manducation de la parole », pour reprendre le titre de l’un de ses principaux ouvrages. (6)

Note : 6. La manducation de la parole (édition de Gabrielle Baron), Paris, Gallimard, 1975, 296 p

Ainsi, de même que dans la nutrition l’homme tire son énergie des énergies qui l’entourent, de même la parole de l’« enseigneur » doit être assimilée par l’« appreneur ». Cela est vrai à plus forte raison de la parole de Dieu à propos de laquelle Jousse va jusqu’à dire : « Pourquoi les premiers chrétiens mettaient-ils côte à côte le Verbe-Parole et le Verbe-Pain? Parce qu’ils avaient la tradition qui remontait à Iéshoua lui-même (…) Vous faites faire la première Communion à vos enfants, pourquoi ne leur faites-vous pas faire aussi leur première Récitation de la Parole de Dieu?… » (7)

Note : 7 : Gabrielle Baron, Mémoire vivante , Paris, Le Centurion, 1981, p.88

La rythmo-catéchèse est apparue dans un souci pédagogique, vers 1928, en même temps que le Père Jousse mettait en scène des récitatifs bibliques au théâtre des Champs-Élysées. Elle est le laboratoire, l’atelier pratique de son anthropologie biblique.

Par rapport aux traditions juives et musulmanes qui recourent aussi à la mémorisation des textes sacrés, aidés en cela par la cantillation, Jousse ajoute l’usage des gestes. On sait combien dans l’Évangile, la parole efficace du Seigneur s’accompagne de nombreux gestes, pour prier, guérir, enseigner…

En outre, l’eucharistie et le lavement des pieds sont pour Jousse les deux « mimodrames » liturgiques qui montrent que la transmission s’appuie sur les gestes. Le geste ressort donc de la pédagogie et aide la mémoire. Pour mémoriser, Jousse a recours à la jonction du texte, de la cantillation et de la gestuation que sous-tend le mouvement rythmique du balancement.

La gestuation de la parole est un enjeu pour la catéchèse dans la culture actuelle, au sens étymologique de ce terme qui signifie « récitation en écho (8)» .

Note : 8. catechesis en grec « action d’instruire de vive voix. »

Aujourd’hui, les mémoires technologiques et donc artificielles sont hautement développées : mais la vie réelle qui traverse l’homme en son corps, en son cœur et en son intelligence lui impose de retrouver l’usage de la mémoire vivante. Car le corps humain garde effectivement la mémoire vivante des enseignements de l’Écriture et des événements de l’existence, comme la tradition chrétienne le dit de Marie, figure accomplie de la femme et fille d’Israël.

De nombreux chrétiens voient dans l’œuvre du Père Jousse une invitation à recevoir et à garder en mémoire la parole de Dieu, pour se laisser transformer par elle. Cela comporte bien des implications en faveur de l’unité des communautés et des échanges œcuméniques, car les chrétiens se laissent alors rassembler par ce qui les unit : la parole de Dieu.

Marcel Jousse est un prophète de « Rabbi Iéshoua » pour aujourd’hui, car sa connaissance approfondie de l’anthropos ouvre sur la connaissance de Jésus, vrai homme et vrai Dieu, le « parlant » par excellence (9).

Note : 9. Selon un autre titre de Marcel Jousse, La parole, le parlant et le souffle, expression joussienne du mystère de la Trinité.

En devenant à leur tour des « parlants », par la manducation de la parole vivante du Seigneur, les chrétiens sont invités à retrouver le dynamisme de leur foi ; une foi à mettre concrètement en œuvre dans les gestes de l’existence, à l’exemple de ce qu’a vécu et commandé Jésus, vrai Dieu des chrétiens, lui qui, « placé » comme nous « au sein des perpétuelles actions de l’univers », fût « reconnu comme un homme à son comportement » (Ph 2,7), en son enseignement comme en tous ses gestes.

Noël Couchouron, sj

L’Évangile au bout des doigts : article dans la revue Paris Notre-Dame du 27/01/2011)

Lire la parole de Dieu en se laissant pénétrer par le texte, ou apprendre des passages de la Bible par cœur ne sont pas chose aisée, que l’on soit enfant ou adulte.

Avec la rythmo-catéchèse, appelée aussi « l’Évangile gestué », les gestes et les mélodies aident le corps à comprendre les Écritures pour mieux les recevoir dans son cœur.

Lire la parole de Dieu en se laissant pénétrer par le texte, ou apprendre des passages de la Bible par cœur ne sont pas chose aisée, que l’on soit enfant ou adulte. Avec la rythmo-catéchèse, appelée aussi « l’Évangile gestué », les gestes et les mélodies aident le corps à comprendre les Écritures pour mieux les recevoir dans son cœur.

« L’Évangile dépasse alors la parole entendue pour devenir une nourriture intérieure qui se loge dans leur cœur. »

A l’école catholique N.-D. de France (13e), une trentaine d’enfants de primaire entrent dans la chapelle en riant et en chahutant. Élisabeth d’Eudeville lève les mains en l’air. « Que fait-on quand on entre dans la maison de Jésus ? », leur demande-t-elle en se tournant vers l’autel. « On dit bonjour Jésus », continue la spécialiste de rythmo-catéchèse en s’inclinant vers le tabernacle. Les enfants reprennent en chœur en l’imitant. Le cours d’Évangile gestué a commencé. Pendant une demi-heure, les petits suivent Élisabeth et la coordinatrice de la pastorale de l’établissement, Wendy de Bourayne. Chantant le récitatif de la Nativité, bras en l’air, ils sont « l’ange du Seigneur » se tenant au milieu des bergers ; agitant leurs mains, ils manifestent « la gloire de Dieu ». Chaque parole est accompagnée d’un geste. « Cette méthode leur donne la possibilité d’inscrire le texte de la Bible non seulement dans leur tête, mais aussi dans leur corps, explique Élisabeth. L’Évangile dépasse alors la parole entendue pour devenir une nourriture intérieure qui se loge dans leur cœur. »

C’est le P. Marcel Jousse (1896-1961) qui a redécouvert l’importance de la transmission orale. « Sa mère lui a enseigné des passages du Nouveau Testament de cette manière, raconte Elisabeth, formée par Gabrielle Baron, l’assistante de ce jésuite. Il a ensuite recherché les structures d’oralité de ces textes, et les a associées à des mouvements, pour aider ses contemporains à mieux comprendre et à mémoriser les Écritures. »

Dans le diocèse de Paris, six paroisses et écoles proposent des formations aux catéchistes qui souhaitent apprendre ce mode de transmission. S’il se répand dans les sessions de caté pour les enfants, il est aussi une chance pour la pastorale des personnes porteuses d’un handicap. Ce jour-là, à la sortie de son cours, Élisabeth enchaîne avec une réunion d’apprentissage avec Marie-Claire Anquetil. Dans le salon, une demi-douzaine de catéchistes se placent debout, en cercle un pied en avant pour assurer le balancement du corps qui rythme les phrases.

La séance commence par une prière, puis la Parole de Dieu se fait entendre… et voir. Marie-Claire mène le groupe. Faisant d’amples mouvements, elle chante distinctement pour celles qui ne connaissent pas le passage abordé. Au bout de quelques versets du récitatif, elle reprend au début : la mémorisation se fait par la répétition.

« J’ai découvert l’Évangile gestuel grâce au P. Pierre Scheffer sj qui a pris la suite du P. Jousse, se souvient-elle. Lui aussi jésuite, il a axé son travail principalement sur le développement de récitatifs pour les enfants et surtout, il a bénéficié des dernières études d’exégèse sur les textes bibliques. » Pourtant, rien n’est fixé dans le marbre; les participantes discutent sans retenue d’un geste qui paraît incongru ou de l’importance de distinguer le sens d’un même mot selon son contexte. « Par exemple, le geste que nous faisons pour signifier le baptême dans l’eau de Jean-Baptiste n’est pas le même que le baptême dans l’Esprit Saint promis par Jésus, insiste Marie-Claire. Grâce à la rythmo-catéchèse, nous pouvons comprendre et mieux expliquer en un geste une différence fondamentale dans la Bible. »

Sophie Lebrun

> Pour en savoir plus :

Le site de l’Association Marcel Jousse
Marcel Jousse par G. Baron Introduction à sa vie et à son oeuvre
Institut européen de mimopédagogie
L’anthropologie du geste (livre téléchargeable)
L’éveil spirituel des enfants par la pratique de la rythmo-catéchèse Pierre Scheffer dans la revue Christus

Le Récitatif biblique 
Travaux téléchargeables de Marcel Jousse
La Rythmo-catéchèse présentée lors du rassemblement Pâques comme jamais des EA du MEJ en 2009

Article publié le 17 septembre 2012

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