La pédagogie jésuite, entre excellence et encouragement

Conférence du Père Dominique Salin sj au Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris, à l’occasion des 100 ans de l’École Sainte-Geneviève à Versailles, le 13 octobre 2013.

Tout le monde sait qu’au milieu du XVIe siècle, les jésuites, qui venaient d’être fondés à Rome par Ignace de Loyola, ont été à l’origine du modèle éducatif de l’enseignement secondaire tel qu’il fonctionne aujourd’hui encore en France et dans la plupart des pays du monde.

Le paradoxe est que les jésuites n’ont pas été fondés pour être un ordre religieux enseignant (ce qui n’existait d’ailleurs pas, à l’époque). Au contraire même, lors de la fondation, en 1540, saint Ignace excluait formellement que les jésuites pussent être professeurs (d’université, puisque l’enseignement secondaire n’existait pas) : leur apostolat devait être un apostolat purement spirituel (catéchisme aux enfants et aux illettrés, prédication, confessions, entretiens spirituels, retraites, etc.). Ce n’est que huit ans après la fondation de l’ordre, en 1548, que les jésuites furent contraints, au nom de leur vœu spécial d’obéissance au Pape pour les missions qu’il pourrait leur confier, d’ouvrir un établissement d’enseignement secondaire à Messine. Le vice-roi de Sicile avait fait intervenir le Souverain Pontife. Le succès fut foudroyant : huit ans plus tard, à la mort de saint Ignace, en 1556, il y avait 40 collèges dans le monde entier, y compris en Amérique latine et en Inde. Le réseau se développa en quelques décennies. Lorsque la Compagnie de Jésus fut supprimée par le Pape à la veille de la Révolution française, en 1773, sous la pression des États européens, on comptait dans le monde près de 900 collèges (dont 90 en France) (Cf. Note  1 plus bas).

Il fallait insister d’emblée sur le fait qu’à l’origine, les jésuites ne se destinaient nullement à être des pédagogues, mais des guides spirituels, des prêtres qui invitaient les gens à faire une expérience personnelle de Dieu, à avoir une vie spirituelle chrétienne personnelle, ne se limitant pas à des pratiques rituelles. En effet, ce qui a immédiatement caractérisé leur pédagogie, c’est que, d’une part, elle fait une large place à l’expérience personnelle des élèves, à l’expérimentation, aux travaux pratiques, bref à l’activité des élèves ; et que, d’autre part, elle ne se limite nullement au strict apprentissage des connaissances, mais qu’elle est indissociable d’une vision globale de l’homme, une vision spirituelle, mystique.

1. L’invention de l’enseignement secondaire

Les premiers jésuites n’ont pas inventé de toutes pièces le modèle de l’enseignement secondaire. Ils se sont fortement inspirés du système du collège Montaigu qu’ils avaient connu, lorsqu’ils étaient étudiants à Paris, alors même qu’ils ne pensaient pas encore à fonder un ordre religieux (Cf. Note 2).

L’innovation généralisée par les jésuites a consisté d’abord à regrouper les élèves par niveaux de connaissances dans ce qu’on a appelé les « classes », de la sixième à la première. De la sixième à la troisième on les appelait classes de grammaire, parce qu’on y apprenait à lire, à écrire et à parler le latin, et souvent le grec (on y étudiait secondairement les sciences). La classe de seconde s’appelait classe d’humanités, parce qu’on y étudiait plus spécifiquement la littérature (latine et grecque), pour comprendre ce que c’est que l’homme, l’humanité, la culture (la nouvelle culture « humaniste »). La classe de première s’appelait classe de rhétorique parce qu’on s’entraînait plus spécifiquement à l’expression orale et écrite, à l’école des grands maîtres de la prose, de la poésie et de l’éloquence de l’Antiquité. L’élève pouvait ensuite accéder à ce que nous appelons aujourd’hui l’enseignement supérieur. En France, les collèges des grandes villes pouvaient comporter, outre le cursus du secondaire, une faculté de philosophie et une faculté de théologie. L’effectif des classes était souvent très nombreux : autour d’une centaine d’élèves, sous l’autorité d’un régent (Cf. Note 3 plus bas).

L’autre innovation fondamentale a consisté à créer un temps scolaire fixe, rythmé par la variété et la succession des matières et des apprentissages : un temps pour chaque discipline, temps pour le cours magistral, temps pour les exercices pratiques, temps pour apprendre les leçons, temps pour rédiger les devoirs, temps pour réciter les leçons, temps pour corriger les devoirs. Ce que nous appelons aujourd’hui « l’horaire scolaire ».

Une troisième innovation enfin a consisté à étalonner la réussite des élèves par le système des notes, en chiffres ou en lettres. Cette innovation était en réalité une importation : les jésuites ont importé en Europe, par l’intermédiaire de leurs premiers missionnaires, le système d’évaluation que les Chinois avaient mis au point pour les concours au mandarinat.

Ce système général a connu immédiatement un immense succès. Il a été adopté par les nouveaux ordres religieux enseignants, les Oratoriens, par exemple, créés au siècle suivant par le cardinal de Bérulle. Il a été entériné après la Révolution par le lycée napoléonien. Cette organisation a aujourd’hui un caractère d’évidence ; elle fait partie de notre patrimoine culturel. En sorte que l’on peut dire que l’essentiel de la pédagogie des jésuites est devenu bien commun du système éducatif moderne (en attendant ce que réserve la révolution informatique).

Mais la pédagogie jésuite présentait bien d’autres traits qui n’ont généralement pas survécu à la suppression de la Compagnie à la fin de l’Ancien Régime. Certains d’entre eux ont été redécouverts et mis en pratique par les jésuites au XXe siècle seulement, à partir des années 1930. Aujourd’hui nombre d’entre eux ont été à nouveau effacés par la force des choses, les contraintes des normes étatiques notamment.

2. Caractéristiques pédagogiques

Le premier trait était la gratuité de la scolarité. Saint Ignace y tenait absolument, et la norme a été maintenue jusqu’à la Révolution française. On ne créait un collège que lorsque la municipalité ou le diocèse ou des particuliers avaient constitué une fondation dont les revenus entretenaient entièrement le collège. Pas de discrimination par l’argent, donc. En outre, les élèves étaient externes. Sur les 90 collèges, une quinzaine seulement ont comporté un internat, qui ne dépassait pas le quart des élèves4. Les collèges se trouvaient au coeur des cités.

Autre trait, directement pédagogique, celui-là : l’appel à l’activité des élèves, les « méthodes actives ». La part de l’enseignement magistral était très réduite. Sur les cinq heures du temps de classe quotidien, la leçon magistrale n’occupait, en principe, qu’une demi-heure le matin et autant l’après-midi ! La plus grande partie de l’horaire (très morcelé pour tenir compte de la capacité d’attention des élèves) était consacrée à l’exercice. Exercices de mémorisation des leçons (déclinaisons, conjugaisons, règles de grammaires, textes littéraires à apprendre par coeur) ; exercices d’application et de mise en œuvre : versions, thèmes, imitations, inventions de récits et de discours, transposition de poésie en prose et inversement, etc. Les élèves se faisaient mutuellement réciter leurs leçons et se corrigeaient mutuellement leurs exercices.

Une forme d’éducation à la solidarité et au travail collectif, en équipe, se développait ainsi. Sur le modèle des armées romaines, dont ils apprenaient les exploits, les élèves étaient divisés en deux camps (classiquement : les Romains et les Carthaginois) et regroupés en décuries (groupes de dix), à la tête desquelles figurait un décurion.

De la sorte, la fameuse émulation, censée être le ressort de la pédagogie jésuite, n’était pas vraiment une émulation individuelle. C’était d’abord une émulation collective. Les décuries étaient opposées les unes aux autres, en des joutes du savoir ou, dans les grandes classes, des joutes d’éloquence. Ces joutes étaient appelées « concertations ». Concertation vient du latin concertatio, qui signifie bataille. L’agressivité naturelle au jeune âge pouvait s’exprimer dans ces manifestations de rivalité. Chaque membre d’un camp avait, dans le camp adverse, celui qu’on appelait son émule. Chaque émule pouvait gagner, ou perdre, des points sur son adversaire. On additionnait les points gagnés par chaque camp. Le triomphe, l’excellence, avaient donc une dimension individuelle, mais aussi collective. Le caractère ludique de cette éducation à la solidarité n’échappe à personne.

Dans les grandes classes, les élèves les plus performants étaient invités à constituer des « académies », au sein desquelles ils pouvaient, assez librement, approfondir leurs connaissances et s’exercer au débat.

Le théâtre, avec ce qu’il suppose d’éducation à la maîtrise du corps et de l’élocution, d’identification aussi à des héros, tenait une grande place dans la pédagogie. Le théâtre presque toujours associé à la musique, au chant et à la danse (les intermèdes en forme de ballets, comme chez Molière). L’époque baroque, on le sait, est la grande époque du théâtre. Les pièces, en latin ou en langue du pays, et généralement inspirées de l’antiquité et de l’histoire du christianisme, étaient habituellement composées par les professeurs. Un répertoire collectif mondial s’est ainsi constitué. Les représentations, publiques, jouaient souvent un grand rôle dans la vie de la cité. Le passage dans la ville du souverain ou d’un grand seigneur pouvait être l’occasion d’une représentation comportant des allusions plus ou moins transparentes à l’actualité politique ou religieuse.

3. Le projet éducatif

L’ambition des jésuites était de former des hommes complets, ce qu’on appellera au XVIIe siècle des « honnêtes hommes ». Les jésuites étaient pétris de l’esprit humaniste de la Renaissance. Pour eux aussi, comme jadis pour l’écrivain latin Térence, « rien de ce qui est humain ne leur était étranger ». Ils ne voyaient pas de contradiction entre la promotion de l’homme dans toutes ses virtualités et l’adoration de Dieu. La culture païenne gréco-romaine leur paraissait pleine de valeurs que l’évangile est venu accomplir, affiner en les corrigeant, sans les détruire pour autant. Commenter Cicéron et sa présentation de l’admirable morale stoïcienne, c’était déjà parler de Dieu ; Dieu dont la Création est intrinsèquement « bonne », comme l’affirme la première page du livre de la Genèse. Le « péché originel » représente certes une blessure au flanc de l’humanité, mais certainement pas une corruption radicale de la nature humaine, comme le pensait Luther et comme le penseront les jansénistes.

Cette vision du monde et cette pédagogie, qui inspirent toujours en principe les établissements jésuites, apprenaient aux enfants à devenir des hommes, et à entretenir entre eux des rapports humains. En même temps, elles leur apprenaient à devenir chrétiens. Les jésuites voulaient former des chrétiens complets. Le catéchisme avait évidemment sa place dans cette pédagogie. Celle-ci comportait en même temps une formation à la vie spirituelle, à la prière. La liturgie jouait un grand rôle. La construction de la chapelle du collège obéissait à des consignes précises, proches de celles de la construction d’un théâtre. Il fallait que la luminosité et l’acoustique fussent parfaites et que la disposition d’ensemble permît la meilleure visibilité possible de l’action liturgique, donc sa meilleure compréhension, donc une vraie participation. La chapelle du collège d’Anvers en est la réalisation la plus accomplie (Cf. Note 5). En France, le spécimen le plus caractéristique, et le plus beau, est la chapelle de La Flèche (devenu Prytanée militaire), le collège fondé par Henri IV pour les enfants de sa noblesse et dont le petit Descartes fut un des premiers élèves (les « idées claires et distinctes », il a peut-être appris à les concevoir à la chapelle aussi !).

L’ensemble de ce dispositif pédagogique se trouve exposé, avec une extrême minutie dans les détails techniques, dans un livre publié en 1599, cinquante ans après la création du premier collège, et intitulé Ratio studiorum (on peut traduire par : Normes pédagogiques) (Cf. Note 6) . Il faut souligner que cette charte, qui s’imposait à tous les collèges du monde, tout en laissant ouvertes les adaptations aux contextes locaux, était le résultat d’un prodigieux travail de correspondances et d’échanges sur les expériences entre tous les collèges du monde, échanges qui avaient duré quarante ans, centralisés par l’équipe du collège pilote, le Collegio Romano. Depuis quelques décennies, les archives romaines de ce travail préparatoire font de bonheur de nombre de thésards du monde entier.

Le succès de ce système scolaire et de ses imitations s’explique en grande partie par la formidable mutation que connaissait alors la société européenne, notamment par le besoin de culture et de formation qui s’est alors manifesté, et que facilitait l’imprimerie. Les collèges ont formé des marchands et des artisans, mais surtout les fonctionnaires et les juristes (les robins) dont avaient besoin les États modernes.

En même temps, les jésuites se constituaient non seulement un vivier de vocations pour leur ordre religieux, mais aussi un immense réseau de relations sociales, qui est à l’origine de leur légende noire : société secrète à visées politiques, CIA du Pape, etc. (cf., pour le XIXe siècle, le roman d’Eugène Sue, Le Juif errant, et les cours de Michelet et d’Edgar Quinet au Collège de France, par exemple) (Cf. Note 7).

Ce tableau, cette esquisse plutôt, de la pédagogie jésuite en ses origines (Cf; Note 8) autorise-t-il à la considérer comme une pédagogie élitiste ?

4. Le mythe de l’excellence

Le préjugé a la peau dure, y compris dans certains établissements jésuites actuels : le principal ressort de la pédagogie jésuite traditionnelle serait l’émulation, la culture de l’élitisme et les prestiges de « l’excellence ». Chaque élève serait constamment incité à figurer en tête de classe, ou du moins dans le peloton de tête.

On fera d’abord remarquer que les mots excellence et exceller (ou leurs équivalents) ne se trouvent jamais sous la plume de saint Ignace. Ce n’est pas l’excellence, le meilleur, le plus parfait qu’il demande de rechercher en toutes choses, dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus comme dans les Exercices spirituels ou dans sa correspondance (plus de 6 000 lettres), mais « ce qui paraîtra meilleur », « un meilleur service », « ce qui aidera davantage ». Ignace n’use pratiquement jamais du superlatif (maximum, optimum, le plus, le meilleur) mais du comparatif (magis, plus, davantage), sauf lorsqu’il s’agit de l’obéissance jésuite qui, elle, doit dépasser celle des autres ordres religieux. La devise de la Compagnie n’est pas Ad maximam Dei gloriam (Pour la plus grande gloire de Dieu), mais Ad majorem Dei gloriam (qu’il faudrait traduire par : « Pour la gloire plus grande de Dieu » ou      « Pour une plus grande gloire de Dieu »). Ce recours systématique au comparatif ne repose pas seulement sur un sens aigu de la faiblesse humaine et donc le souci pédagogique de ne pas décourager les bonnes volontés en proposant d’emblée un idéal d’excellence inatteignable, gros de cruelles déconvenues. Il correspond surtout, semble-t-il, à la logique de l’homo viator, du chrétien en route vers l’état de gloire et qui doit progresser pas à pas. Il correspond aussi à la logique du désir humain, toujours en quête de « davantage » mais jamais saturable (Cf. Note 9).

Quand on en vient au terrain de la pédagogie, on fait le même constat. Le mot et la notion d’excellence individuelle (être le premier ou au top) sont absents de la Ratio studiorum et des normes pédagogiques anciennes. On y voit que chaque élève est invité à toujours progresser, à essayer de faire un pas de plus, à tirer le meilleur parti possible de ses talents, mais que la notion de comparaison avec les autres n’est pas vraiment obsédante.

Cela dit, les pratiques pédagogiques comme la notation et le classement des élèves, la distribution des prix en fin d’année, les concours d’éloquence ou de quiz (comme on dit aujourd’hui), les expositions artistiques, les représentations théâtrales et musicales, les ballets, toutes ces manifestations solennelles auxquelles étaient conviés les familles et le public urbain, toutes ces pratiques plus ou moins ludiques, ne pouvaient pas ne pas entraîner la mise en valeur des individus, des formes de vedettariat. En tout état de cause, l’esprit dans lequel les jésuites encourageaient la réussite, se retrouve bien dans un propos du grand pédagogue que fut le P. de Jouvancy, à Louis-le-Grand, au XVIIe siècle. Il recommandait au maître d’être « moins généreux de punitions que de louanges ». Il s’agissait de découvrir et de signaler les qualités que chaque élève cache en lui-même, et de voiler quelque temps les défauts qu’il étale. En somme, une pédagogie de l’encouragement, plus que de la sélection et de l’élitisme primaire.
Ces beaux principes et ces belles pratiques, malheureusement, ne survécurent pas à la Révolution française.

5. L’époque moderne

Lorsque les jésuites ouvrirent à nouveau des collèges, sous le second Empire, à la faveur de la Loi Falloux consacrant la liberté de l’enseignement, le fonctionnement et la pédagogie de ces nouveaux établissements furent largement infidèles à la tradition ancienne. Le contexte historique les invitait à se couler dans le modèle pédagogique général. Soulignons notamment la scolarité payante, qui créait une sélection par l’argent ; le privilège accordé à l’internat ; l’importance de l’enseignement magistral, au détriment de l’activité des élèves ; le bachotage ; les heures d’études interminables où l’on s’ennuie ; la tyrannie des pions, etc.

Il convient d’ajouter que, de 1880 jusqu’aux lendemains de la guerre de 1914-1918, soit pendant 40 ans (avec une parenthèse de 1895 à 1905), les jésuites, bannis de la République comme les autres ordres religieux, étaient absents de leurs établissements, confiés à quelques prêtres diocésains et à des laïcs de bonne volonté. Coupée de ses racines spirituelles, la pédagogie de ces établissements pouvait difficilement éviter des dérives.

Le retour des jésuites dans leurs établissements entre les deux guerres mondiales s’accompagna d’une redécouverte des pratiques pédagogiques des origines et d’un véritable renouveau de la vie scolaire10. Ainsi, après la deuxième guerre mondiale, furent mises en place, dans certains établissements, des formes (encadrées !) d’autodiscipline et d’autogestion des élèves regroupés en « équipes » pour le travail pendant les études du soir et pour des activités parascolaires. L’internat Saint-Joseph de Reims joua un rôle de pilote. L’École Sainte-Geneviève adapta ces méthodes au cursus des classes préparatoires et au style d’internat qui lui était propre. Aujourd’hui, des contraintes et des évolutions de toutes sortes tendent à normaliser la gestion du temps scolaire.

Conclusion

On peut penser que l’obsession de l’excellence telle que nous la constatons aujourd’hui dans nos sociétés modernes (être le meilleur ou parmi les meilleurs, obsession devenue de plus en plus prégnante dès l’âge scolaire) relève assez largement de « l’individualisme démocratique » moderne, tel que l’a génialement deviné Tocqueville lorsqu’il a observé la société américaine au milieu du XIXème siècle. L’existence est aujourd’hui devenue une vaste compétition, dans laquelle la naissance ne constitue plus nécessairement un avantage décisif. A chacun donc de se battre pour conquérir et défendre son bifteck, le voisin étant a priori considéré comme un rival. Cette vision des choses est assez largement inculquée aux enfants par leurs parents, dès l’école primaire parfois. Elle s’impose aussi bien aux Etats-Unis qu’au Japon et désormais à la Chine.

J’espère avoir montré que la tradition pédagogique jésuite propose d’assez solides antidotes à cette mentalité. Elle privilégie en effet largement l’initiative et l’aspect collectif du travail et de la réussite scolaires. Elle fait appel à l’engagement de l’élève dans l’acquisition des connaissances, en faisant appel à l’expérimentation, aux exercices, à la réflexion sur l’expérimentation – bref aux méthodes actives. Elle fait appel aussi à la communication : formation des élèves à l’expression orale et écrite, formation aux échanges, au débat, à la dimension collective, voire communautaire, de l’entreprise éducative, du travail et de l’activité humaine en général. Elle met l’accent sur la solidarité et les valeurs de gratuité : l’expérience artistique, la culture du don de soi sans attendre de retour.

Il me semble, soit dit sans esprit de flatterie ou de démagogie, que s’il est un établissement de tradition jésuite en France qui s’efforce de promouvoir ces valeurs éducatives, c’est bien l’école Sainte-Geneviève. Bien sûr, Sainte-Geneviève dispose d’atouts privilégiés, que n’ont pas les établissements secondaires proprement dits : tous ses élèves ont fait la preuve d’une forme d’excellence et ce ne sont plus des enfants. Mais Ginette a le mérite de chercher à promouvoir ces valeurs éducatives avec une ténacité qui honore le corps professoral, éducatif et administratif de l’établissement.

La question qui se pose désormais est de savoir comment ces valeurs éducatives, qu’avait favorisées l’imprimerie, pourront perdurer à travers la révolution informatique, dont les implications échappent encore largement à notre appréciation. On peut partager l’optimisme de Michel Serres. En tout état de cause, les effets de cette révolution seront sans doute encore plus radicaux et surtout rapides qu’il n’en était allé pour l’invention de l’imprimerie.

P. Dominique Salin sj

(Note 1)  Clément XIV supprima la Compagnie à son corps défendant. Pie VII la rétablit en 1814. Aujourd’hui, on compte 939 établissements, dont 227 universités ou établissements d’enseignement supérieur. L’ensemble scolarise un million et demi de jeunes. Il faut ajouter le réseau Fe e Alegria, animé par des jésuites, dans 20 pays d’Amérique Latine : 2949 établissements, un million et demi d’élèves. Un jésuite sur cinq travaille dans l’enseignement. En France, les jésuites exercent leur tutelle sur 14 établissements, alors même qu’ils n’y sont pas toujours physiquement présents.

(Note 2)  Ce système avait été mis au point, au début du XVIe siècle, par un Flamand, Jan Standonck, principal du collège, qui avait lui-même été formé, comme Érasme, par une confrérie, les Frères de la Vie Commune, appartenant à un courant spirituel, appelé en latin la Devotio moderna, qui a profondément marqué saint Ignace et les premiers jésuites. L’ouvrage emblématique de ce courant spirituel est l’Imitation de Jésus-Christ. Sur le rôle de Standonck, voir M.-M. Compère, Du collège au lycée (1500-1850), Gallimard/Julliard, 1985.

(Note 3)  En 1680, à Louis-le-Grand, la classe de sixième comptait 300 élèves ! Le P. Claude Judde, qui en était le régent unique (il avait 20 ans), était fondé à écrire dans son Instruction pour les jeunes professeurs qui enseignent les humanités : « Sans autorité, il est impossible qu’on fasse aucun bien dans une classe ». A cette époque, Louis-le-Grand comptait 2500 élèves, et 120 jésuites, dont une cinquantaine d’apprentis jésuites (appelés « scolastiques ») faisant fonction de « régents » ou de « préfets ».

(Note 4)  Louis-le-Grand et La Flèche (près du Mans) étaient les deux plus importants.

(Note 5 )  Au-dessus de l’autel, à la place du retable, est aménagée une petite scène de théâtre où l’on pouvait donner des tableaux vivants ou des saynètes religieuses, pendant la liturgie.

(Note 6)  Une édition bilingue latin-français du Ratio Studiorum en a été donnée en 1997 chez Belin par Dominique Julia et le P. Adrien Demoustier.

( Note 7 )  Cf. M. Leroy, Le mythe jésuite. De Béranger à Michelet, PUF, 1992 ; Pierre-Antoine-Fabre et Catherine Maire (dirs), Les Antijésuites. Discours, figures et lieux de l’antijésuitisme à l’époque moderne, Rennes, 2010 ; Franck Damour, Le Pape noir. Genèse d’un mythe, Lessius, 2013.

( Note 8 )  Voir François de Dainville, L’éducation des jésuites (XVIe-XVIIIe siècles), Ed. de Minuit, 1978.

( Note 9 )  Voir F. Courel, « Saint Ignace et la gloire plus grande de Dieu », Christus, 11, 1956, p. 328-348.

(Note 10 ) Inspirateur important : le P. François Charmot (plusieurs ouvrages dont La pédagogie des jésuites, 1943). Acteur majeur : le P. Pierre Faure. Dans la ligne de Montessori, de Lubienska de Lanval et de Mounier, il créa le CEP (Centre d’Etudes Pédagogiques) en 1938, et, en 1945, la revue Pédagogie.

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