« Le champ de pierre au bout du chemin » – Récit d’un jésuite en Corée
Bernard Senécal est jésuite. Présent en Corée depuis une quarantaine d’années, il a fondé il y a dix ans la Way’s End Stone Field Community (WESFC), une association qui prône le dialogue entre bouddhistes et chrétiens, rattachée à l’Institut d’étude de la spiritualité ignatienne.
Comme le faisaient saint Ignace et les premiers jésuites, il envoie depuis son pays de mission des nouvelles à ses compagnons. Voici son témoignage.
Déjà la mi-janvier. Une flamme vacillante signale la présence du Saint-Sacrement à l’intérieur d’une ancienne armoire à riz transformée en un autel qui fait, aussi, fonction de tabernacle. Assis face à ce meuble en posture dite ‘birmane’, sur un coussin placé à même le plancher d’un container maritime usagé, transformé en chapelle, je médite. À l’extérieur, une noirceur glaciale recouvre les Grandes Montagnes Blanches, dont la chaîne court du nord au sud du flanc oriental de la Corée. Les nuits hivernales sont longues, près de quinze heures. Avec le froid de la Sibérie, qui s’engouffre dans la péninsule après avoir traversé la Mandchourie, le thermomètre oscille entre -15° et -25°C. Demain, dès l’aube, si le temps s’éclaircit, une douce luminosité dévoilera les contours des champs et montagnes enneigés, qui entourent le village du pays du Matin calme où réside – à cent kilomètres de la mégapole séoulienne – la Way’s End Stone Field Community (WESFC).
Dite « du champ de pierre au bout du chemin », cette communauté est une réponse concrète à la Lettre Encyclique Laudato si’ du Pape François, selon laquelle notre Terre malade a un urgent besoin d’être soignée. Afin de contribuer à surmonter la crise écologique qui est la cause de cette maladie et à la réinvention de la civilisation qui l’a engendrée, la WESFC propose un mode de vie ensemble constituée de trois piliers : la contemplation ; l’étude, la recherche et l’enseignement ; l’agriculture organique. Elle est œcuménique, interreligieuse et internationale, ouverte tant aux laïcs qu’aux religieux, et mixtes. Son nom vient de celui du village où elle se trouve, au fond d’une vallée, et de la nature rocailleuse de ses terres.
La WESFC a pris naissance de façon informelle en 2011, lors d’une retraite de ses quatre membres fondateurs : un paysan ainsi qu’un couple coréen et moi. Son existence a été officiellement reconnue par le Provincial des jésuites de Corée le 1er septembre 2014, dans la foulée de la visite du Pape François au pays du Matin calme. Lors de son passage, ce dernier avait, en effet, précisé que « l’avenir se trouvait dans ce genre de communauté ».
Depuis 2015, la WESFC est une association coréenne religieuse sans but lucratif, dont je préside le conseil d’administration. Depuis 2018, elle une communauté associée à l’Institut de recherche en spiritualité ignatienne de Corée. Quelques-uns de ses quatre-vingts membres, dont moi, y résident en permanence.
Je suis né en 1953 à Montréal, au Québec, dans un milieu catholique conservateur. Enfant, curieusement, je rêvais d’être fermier. Après de multiples détours, cet idéal s’est réalisé. En 1979, après cinq années d’études de médecine à Bordeaux, je suis entré chez les jésuites à Lyon. Dès 1982, feu Henri Madelin sj, fasciné par la situation géopolitique de la Corée – entourée par les géants chinois, japonais et russe, divisée en un nord communiste et un sud dans l’orbite des USA – m’a proposé d’y partir en mission. J’ai aussitôt accepté. Dès le début de mes études en langue et civilisation coréennes (en 1985), j’ai commencé à m’interroger sur la signification du Christ au sein d’un univers de pensée où coexistent, en interagissant, chamanisme, confucianisme, bouddhisme, sectes protestantes de toutes dénominations et nouvelles religions.
À partir de 1988, je me suis spécialisé dans l’étude du bouddhisme coréen et la pratique de son ascèse méditative. Pourvu d’un doctorat en bouddhisme et devenu professeur, j’ai enseigné cette discipline, de 2004 à 2015, à l’Université jésuite de Séoul. Bien qu’universitaire, depuis plus d’une décennie, répondre de façon toujours neuve à la question qui précède passe, impérativement pour moi, par la création d’un nouvel espace de vie, dans une communauté rurale travaillant la terre.
À l’instar des hommes de la Bible, Jésus de Nazareth est né et a vécu dans une civilisation agraire, en équilibre avec la nature. Aujourd’hui, comprendre plus à fond son message, afin d’aller au bout de la Voie proposée par l’Évangile, exige incontestablement une transformation radicale de nos modes d’existence.
P. Bernard Senécal sj (Corée)
Cet article a paru dans la revue Échos jésuites (automne 2021), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement, numérique et papier, est gratuit.