Le dialogue spirituel
Dans la mémoire du P. Jean Laplace sj, serviteur de liberté, par Francis Deniau, évêque de Nevers. Quelques notes d’un accompagnement spirituel au centre spirituel jésuite de Manrèse à Clamart.
J’ai fait la connaissance du P. Jean Laplace en septembre 1962. Jeune prêtre, envoyé par le cardinal Feltin poursuivre des études à Rome, je voulais faire une retraite avant de repartir pour une deuxième année. Je m’étais inscrit au centre spirituel jésuite de Manrèse, en banlieue parisienne, pour « dix jours dans l’esprit des Exercices spirituels ».
J’ignorais tout d’Ignace de Loyola et le petit livre des Exercices spirituels, aperçu au séminaire, restait pour moi un livre scellé. Jean Laplace nous a fait entrer dans la dynamique spirituelle des Exercices, dans laquelle il s’inscrivait avec rigueur et liberté. Il faisait souvent référence à Ignace et au texte des Exercices, mais il invitait surtout à entrer dans la prière avec la Parole de Dieu. Il avait d’ailleurs composé un recueil, Bible et Exercices, qu’il mettait en pratique dans quelques sobres indications pour la prière à la fin de chaque intervention.
Il nous renvoyait à une lecture spirituelle personnelle des Écritures, n’ignorant pas l’étude historico-critique, alors incontournable, mais permettant une lecture « goûteuse» en termes d’ouverture personnelle à Dieu, non pour accumuler les connaissances, mais pour «goûter et sentir intérieurement».
L’ouverture à l’Écriture devenait ainsi ouverture à notre propre humanité. Trop de présentations du mystère chrétien invitaient ici à la défiance, à une conception piégée et piégeante du renoncement ou de l’obéissance. Dans l’accompagnement de retraites ou dans le dialogue spirituel, il s’agit plutôt d’aider chacun à consentir à sa propre humanité. Celui qui nous aime et qui nous appelle est d’abord notre créateur. Comme le dit Claire d’Assise au moment de mourir: « Merci, Seigneur, de m’avoir créée. » C’était déjà l’audace du Magnificat : « Le Seigneur fit pour moi des merveilles, Saint est son Nom. Il a regardé l’humilité de sa servante. Désormais tous les âges me diront bienheureuse.»
Accepter mon humanité, avec mes capacités et mes limites, mes richesses et mes failles, comme un don de Dieu. Ne pas m’agacer de mes limites, ni même de mon péché. Ne pas m’enfermer dans la nostalgie: « Si, à tel moment, j’avais fait autrement…» Consentir ainsi à mes choix passés, à mon itinéraire, au point où j’en suis aujourd’hui. Dieu ne m’appelle pas à partir d’un ailleurs irréel, mais à partir d’où je suis – pour en partir, justement, mais je ne saurais partir d’ailleurs !
Après l’écoute goûteuse de la Parole , cette humble acceptation de notre humanité est la seconde attitude spirituelle apprise auprès de Jean Laplace.
La troisième est la liberté. L’accompagnement spirituel a pour but d’aider à trouver sa liberté dans l’Esprit. Liberté enracinée dans la création, dans le «fondement» ignatien, là où nous cessons de vouloir amener Dieu sur nos positions, pour nous rendre simplement disponibles entre ses mains. Liberté dans la suite du Christ, dont parole et œuvre sont d’autant plus personnelles qu’il ne revendique rien comme sien mais reçoit tout du Père ( Jean 14, 10 ). Liberté que nous donne l’Esprit: sous sa conduite, nous pouvons faire les œuvres du Christ et même « de plus grandes » ( Jean 14, 12 ), dans une imitation qui n’a rien d’une singerie, rien de forcé ou de mécanique, mais qui nous permet d’inventer nos vies dans la liberté de l’Esprit.
Là, il n’y a plus jalousie ni droits d’auteur, mais victoire avec Jésus sur « la tentation sous l’apparence du bien » : sur tout ce qui nous fait vouloir le bien, mais par des moyens tordus, par un détour qui n’est plus dans l’esprit de l’Évangile, dans la manière d’être du Fils. Là, nous pouvons apprendre à discerner entre les illusions de la générosité et la modestie de l’amour vrai (1, Co, 13).
Nous avons appris auprès de Jean Laplace la pratique de l’accompagnement spirituel. Une pratique libre et ouverte. Il y a aujourd’hui d’autres manières de « donner » les Exercices. Il y a dans l’Église d’autres spiritualités que la tradition ignatienne. Mais il ne nous a pas fait entrer dans une catégorie de spiritualité. Par la médiation des Exercices, il nous a introduits à l’Évangile, tout simplement.
Dans l’Église d’aujourd’hui, dans le monde d’aujourd’hui, hommes et femmes aspirent à cet accompagnement. Il ne prendra pas nécessairement les formes canoniques ou repérées. Il ne sera pas forcément la réponse à une demande explicitement chrétienne. Mais, selon l’expression qu’aimait Jean Laplace, le « dialogue spirituel » est une requête de beaucoup. Comme il le disait, comme il l’a vécu, c’est d’abord le besoin de rencontrer une personne humaine, tout simplement. Un homme ou une femme capable de silence et d’écoute, capable aussi de parole. Paroles rares, qui aident à ne pas s’enfermer dans l’illusion, à faire la vérité. Paroles qui aident à sortir du flou ou de l’indéterminé, qui encouragent, qui signifient la confiance que Dieu nous fait, son consentement à ce que nous sommes, à notre être et notre histoire – et à partir de là, son appel. Paroles qui m’aident à inventer ma propre liberté dans l’Esprit.
Celui ou celle qui peut tenir un tel dialogue doit avoir renoncé à la possession de l’autre, à la prise de pouvoir, à la curiosité, pour être là simplement, dans le respect et la distance, pour laisser l’espace de l’Esprit, attentif à ne pas faire obstacle à la liberté de l’autre et à la liberté de l’Esprit.
Nous avons besoin de tels interlocuteurs, qui acceptent de se former, à la fois dans leur propre itinéraire spirituel et dans l’accueil d’itinéraires bien différents. Nous avons besoin aussi de manifester que de tels dialogues sont possibles. Parce qu’ils sont un des grands besoins de notre monde, ils sont une priorité dans la vie de notre Église. « Vous êtes tellement pris, vous n’avez pas le temps pour un tel dialogue avec moi! » Qui entend cette parole désire bien montrer le contraire. Peut-être pourrions-nous manifester davantage cette possibilité dans notre vie d’Église? Chaque itinéraire singulier a tellement de prix aux yeux de Dieu. Servir la vie et la liberté des personnes, c’est bien le premier ressort de l’Évangile.
Jean Laplace est mort il y a tout juste un an, à 95 ans, à la veille de la fête de saint Ignace, alors que la famille ignatienne était rassemblée à Lourdes. Dans la mémoire d’un homme que nous avons rencontré dans sa consistance d’homme et le service de notre liberté, j’avais envie de recueillir, pour demain, ce fruit de son accompagnement.
Mgr Francis Deniau, évêque de Nevers
Journal La Croix du 4 août 2007
> Photo : © Centre Manrèse
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Article publié le 17 août 2011