Le Père Pierre Chaillet, raconté par Henri de Lubac

En juin 1972, quelques semaines après le décès du P. Pierre Chaillet sj, résistant, fondateur des Cahiers du Témoignage chrétien et juste parmi les nations, le P. Henri de Lubac sj rédigeait la notice biographique suivante dans Le Courrier des Provinces de France de la Compagnie de Jésus.

Né le 13 mai 1900 à Scey-en-Varais (Doubs) au diocèse de Besançon, Pierre Chaillet entra, après de bonnes études secondaires, au grand séminaire de son diocèse où il fit deux années d’études de philosophie et deux de théologie. A l’automne de 1923 il entre au noviciat de la Compagnie à Lyon ; deux ans de noviciat, deux ans de juvénat puis une année de philosophie à Jersey. En 1928-29, il enseigne la rhétorique à Dole et en 1929-30 à Alger. Suivent deux années de théologie ; une à Lyon (1930-31 ; il est prêtre le 24 août), l’autre à Innsbruck en Autriche (1931-32). Il commence alors à Fourvière un enseignement de théologie, qui sera interrompu en 1934-35 par le Troisième An à Saint-André (Autriche), puis par un biennium romain (1936-38 ; profession à Rome le 2 février 1937), puis une troisième fois par la mobilisation et la guerre (en septembre 1939 il est envoyé à Budapest, d’où il revient en mai 1940 pour y retourner presque aussitôt). Revenu en France (par Istanbul et Beyrouth), démobilisé en janvier 1941, il reprend pour quelques temps son enseignement de théologie fondamentale à Fourvière.

Dès 1936 le Père Chaillet s’est adonné à l’étude de Moehler. Il publie sur lui plusieurs articles et préface la nouvelle traduction de L’Unité dans l’Eglise (1938). Inquiet de la guerre qui menace et de la montée du paganisme nazi, il entreprend, au cours de ses deux années romaines, de faire collaborer entre eux théologiens allemands et français, pour un gros volume d’« Hommage à Moehler », à l’occasion du centenaire de sa mort. L’ouvrage, intitulé L’Eglise est une, parait en même temps (mars 1939) dans les deux langues, à Paderborn et à Paris. Lui-même y donne un chapitre sur le « Principe mystique de l’Unité », empruntant, pour finir, à Fénelon ces simples mots qu’il a toujours fait siens : « L’esprit d’oraison et l’esprit d’Unité sont la même chose ». A la veille du cataclysme qui allait séparer malgré eux les catholiques d’Allemagne et ceux de France, il avait voulu que ce livre fût un manifeste de leur unité invincible.

Il connaissait bien l’Autriche. Dans l’été de 1938 il fut témoin des horreurs du triomphe hitlérien à Vienne. Il s’efforça d’alerter les consciences par un petit livre sur l’Autriche souffrante, qui parut en juillet 1939. Déjà il avait commencé d’organiser des secours aux Allemands expulsés ou réfugiés, juifs pour la plupart ; c’est ce qui devint en 1940 « l’Amitié française », patronnée par le Cardinal Gerlier et le Pasteur Boegner, germe destiné à produire de nombreux fruits. C’est en partie à son initiative que sont dues les interventions mémorables de Mgr Saliège et du Cardinal Gerlier en avril 1942. Mis quelque temps en résidence surveillée à Privas, devra, de novembre 1942 jusqu’à la Libération, mener une vie errante et cachée. Il eut toujours, non seulement l’approbation, mais l’encouragement discret de ses Supérieurs (outre de chaleureux appuis romains).

C’est en novembre 1941 qu’est paru le premier Cahier du Témoignage Chrétien, préparé dès février. « Au dernier moment, le mot « chrétien » fut substitué au mot « catholique » déjà imprimé, par suite d’un accord avec un groupe de chrétiens protestants, accord qui dura jusqu’au bout. « La série des Cahiers » continuera jusqu’à novembre 1944. (Ils seront doublés, au cours de 1943, d’un « Courrier français du Témoignage chrétien »). Ces Cahiers appartiennent à l’Histoire. Cependant leur Histoire ne sera jamais écrite. Malgré quelques travaux consciencieux, ce qu’on en sait est peu de chose. Elle est tissée de trop de dévouements obscurs, et leur fondateur s’est enfermé jusqu’au bout dans une modestie silencieuse, – comme aussi bien dans une bonté silencieuse.

L’un de ces Cahiers, cependant, est signé, c’est le cahier double 18-19 (septembre 1943) arrivé clandestinement par la Suisse : « Où allons-nous ? Message de Bernanos. » Détachons-en ces lignes : « Il y a un type de l’homme-chrétien, et ce type est consacré par l’Eglise elle-même : c’est le Saint. Les Saints sont l’armée de l’Eglise… Et vous aurez beau vous faire des Saints une image ridicule, je vous dis moi qu’il n’y a pas, pour les Maîtres du Monde, de type humain plus coriace. Ce sont des gens qui rendent à César ce qui appartient à César, mais qui se feraient couper en petits morceaux plutôt que de lui donner autre chose… Vous auriez tort de croire que ne je parle ici que des Saints du Calendrier. »

Pour comprendre ce que fut. l’inspiration des Cahiers, ce que le Père Chaillet voulut qu’elle fût et réussit à maintenir dans sa pureté, il suffira, de relire quelques phrases de ses Liminaires :

« Fils de lumière, les chrétiens doivent savoir et ils doivent témoigner. Sur leur plan à eux, qui est celui du Règne de Dieu et de sa Justice, nul opportunisme, nulle crainte charnelle ne peuvent les dispenser de ce témoignage… Les Français qui présentent ces Cahiers ne font pas de politique pour ou contre ceci ou cela. Ils n’ont d’autre souci que d’empêcher la lente asphyxie des consciences. Ils vous apportent des faits contrôlés et des documents authentiques ; ils vous rappellent des directives doctrinales. Ils s’en remettent à votre ingéniosité pour amplifier, avec prudence et courage, l’écho de ces « Cahiers du témoignage chrétien »

(1er Cahier, « France, prends garde de perdre ton âme », nov. 1941, p. 1).

« Nous tenons à le répéter… notre action est toute de défense chrétienne, elle est humaine et religieuse. Elle vise avant tout à fournir une documentation honnête, solide, authentique ; elle veut informer les consciences et alerter les âmes, en face d’un des plus grands périls que la foi au Christ ait jamais eu à subir. Il ne sera pas dit que l’entreprise satanique disposant de toutes les armes de la force et du mensonge a pu se dérouler sur notre sol sans rencontrer de résistance organisée… L’Église a souvent connu de pareilles heures, depuis le premier siècle de son histoire. Mais courage ! C’est Jésus qui nous l’a dit : Ayez confiance, j’ai vaincu le monde. »

(Cahier 4 – 5 mars 1942 « Les racistes peints par eux-mêmes », p. 1).

« Chrétiens, nous avons le devoir de proclamer devant tous nos frères… que l’antisémitisme est incompatible avec le christianisme… Si nous n’avons pas qualité pour parler au nom de nos Églises, nous pouvons cependant rappeler le témoignage authentique des Églises dont nous sommes membres. Notre témoi­gnage personnel de chrétiens est l’écho fidèle du jugement de nos chefs hiérar­chiques sur l’antisémitisme… S’il faut un jour le porter devant les tribunaux, nous ne nous déroberons pas, nous souvenant de la parole du Seigneur… »

(« Antisémites », Cahier 6 – 7 avril-mai 1942, p. 2).

« Nous ne pouvons somnoler pendant que Jésus-Christ lui-même est dans l’épreuve et avec lui l’homme qui a trouvé dans son message la révélation de sa liberté et de sa destinée ? « Que votre oui soit oui et que votre non soit non », il n’y a pas de compromis. Le témoignage chrétien ne peut être à la fois oui et non, et ceci n’est pas compromettre l’Eglise sur le plan temporel d’une politique. »

(Puissance des ténèbres, Cahier 24-24, 1944, p. 1)

Dans le gouvernement provisoire constitué à la libération de Paris, le Père Chaillet fut pour quelques semaines sous-secrétaire d’Etat au ministère de la Santé, en vue de consolider les œuvres sociales de la Résistance qu’il avait fondées (COSOR). Depuis lors il ne cessera de se consacrer à ces œuvres d’assistance et d’éducation qu’il sut développer et transformer au fur et à mesure des besoins. Il résida d’abord à Paris, fut ensuite Supérieur à Grenoble (1962-1969) et passa les dernières années de sa vie à Dijon. Après une longue et douloureuse maladie, il était en convalescence au Plateau d’Assy, lorsqu’une attaque cérébrale le terrassa le 27 avril 1972. Il mourut dans l’ambulance qui l’amenait à Lyon.

Ténacité, réalisme, courage, délicatesse d’amitié ; sens aigu de la responsabilité du nom chrétien, amour ardent de l’unité catholique, ingéniosité à secourir toute misère, tels sont quelques-uns des traits marquants de sa physionomie morale. Il a souffert, on ne saurait le cacher, de certaines dégradations et de certaines décadences ; elles ne lui ont rien fait perdre de son optimisme fondé en Dieu.

P. Henri de Lubac sj

 

Pour en savoir plus sur Pierre Chaillet sj :

  • « Pierre Chaillet, la Résistance spirituelle » : un article du Figaro du 16/08/24
  • Découvrir le programme du colloque « Pierre Chaillet, la résistance spirituelle », qui s’est tenu le 14 octobre 2022 à Besançon.
  • Sa présentation par Paul Valadier sj, professeur émérite aux facultés jésuites de Paris.
  • Sa notice sur le site de la Fondation de la Résistance.
  • Sa notice sur le site de Yad Vashem. Elle insiste notamment sur le fait que les Cahiers du Témoignage chrétien étaient la seule revue clandestine de France à condamner et répondre à la propagande antisémite de Vichy. Les autres journaux clandestins appelaient à la lutte contre l’occupant allemand, mais pas contre l’antisémitisme.

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Article publié le 14 octobre 2022

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