Le principe et fondement des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola
L’initiation à la spiritualité ignatienne fait nécessairement découvrir le principe et fondement des Exercices spirituels. Comme le nom l’indique, ce texte est fondamental : il fait entrer dans l’expérience des Exercices spirituels, il est le commencement et l’esprit de tout leur cheminement.
Pas assez connu, ignoré même le plus souvent, ce texte mérite absolument d’être lu, médité et compris. Or, il occasionne des contresens malheureux. Pour les éviter mais, surtout, pour avoir une claire intelligence du texte, nous avons demandé au P. Adrien Demoustier sj, professeur au Centre Sèvres, de nous en faire le commentaire littéral.
Voir le guide de lecture, le Commentaire littéral puis les Questions.
Principe et Fondement
L’homme est créé
pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur
et par là sauver son âme,
et les autres choses sur la face de la terre
sont créées pour l’homme,
et pour l’aider dans la poursuite de la fin
pour laquelle il est créé.
D’où il suit que l’homme doit user de ces choses
dans la mesure où elles l’aident pour sa fin
et qu’il doit s’en dégager
dans la mesure où elles sont, pour lui, un obstacle à cette fin
Pour cela il est nécessaire de nous rendre indifférents
à toutes les choses créées,
en tout ce qui est laissé à la liberté de notre libre-arbitre
et qui ne lui est pas défendu ;
de telle manière que nous ne voulions pas, pour notre part,
davantage la santé que la maladie,
la richesse que la pauvreté,
l’honneur que le déshonneur,
une vie longue qu’une vie courte
et ainsi de suite pour tout le reste,
mais que nous désirions et choisissions uniquement
ce qui nous conduit davantage
à la fin pour laquelle nous sommes créés.
Commentaire littéral ou Guide de lecture
Principe et Fondement
Le sens de ce titre, « Principe et Fondement », est donné par saint Ignace quand celui-ci, dans la troisième remarque préliminaire qu’on appelle annotation, définit précisément les Exercices spirituels : « Dans tous les exercices spirituels qui suivent, nous nous servons de l’intelligence pour discourir et de la volonté pour s’affecter. » L’auteur ajoute que nous respecterons davantage ce qui nous aura affectés que ce que nous aurons pensé.
Le schéma de saint Ignace, dans tous les Exercices spirituels, est alors de commencer par la tête afin de discerner ce qui nous touche pour nous mettre à en parler. Après ces remarques introductives, il pose son Principe et Fondement dont le genre littéraire est celui de l’exposé théologique de son temps, à savoir l’enchaînement de trois syllogismes qui contraignent l’intelligence. Aussitôt après, saint lgnace propose la série des examens – texte beaucoup plus difficile – qui est un apprentissage pour repérer la façon dont chacun vit concrètement. Il est montré aux personnes qui se préparent aux exercices ce qui devrait être; une fois qu’elles ont identifié les principes, il leur est demandé de regarder leur vie pour mesurer l’écart entre ce qui devrait être et ce qui est.
Il faut donc bien comprendre que ce Principe et Fondement est destiné à être complété par une réflexion qui doit conduire le retraitant à une authentique évaluation de sa vie et de son comportement général.
» L’homme … »
Le substantif « homme » signifie ici tous et chacun dans le sens que l’universalité de l’homme est présente en chaque individu, masculin ou féminin. Saint lgnace réfère à la conception biblique et scolastique de l’homme.
» … est créé … «
Le temps employé, dans toute la tradition biblique, jusqu’à une période récente, était un parfait c’est-à-dire un duratif, un présent qui dure. Je suis créé hier, maintenant et demain. Le Prologue de l’Évangile de saint Jean est écrit également au temps dit duratif : « Au principe est le verbe », il s’agit, là aussi, d’un présent qui, depuis le commencement, dure jusqu’à … sans que nous puissions dire quand le commencement et la fin auront lieu. Mais, c’est maintenant que Dieu me communique l’être, c’est maintenant qu’il me rejoint et, par un acte contemporain de mon présent, me fait exister.
J’ajoute qu’en espagnol le mot est criado qui désigne aussi un éleveur. La création est alors pensée non sur le mode de la fabrication de l’objet mais sur le mode de la naissance et de l’élevage. En réalité, la création renvoie au souci et à l’acte d’élever un enfant en commençant par sa conception et sa naissance, en continuant par l’apprentissage de la parole et en le conduisant, finalement, jusqu’au moment où, adulte, il peut mener sa vie et se marier.
» … louer, respecter et servir … «
Au lieu de « respecter », il est écrit « hazer reuerencia », à savoir « faire révérence ». Dans les sociétés anciennes où les hommes vivaient en grande promiscuité domestique, l’enjeu des relations était de se trouver à la bonne distance pour pouvoir communiquer. A la cour d’Espagne, quand une personne en rencontrait une autre, un certain nombre de gestes devaient être accomplis pour établir avec elle une juste relation. Or, cette attitude corporelle voulait exprimer une marque de respect, l’exigence de laisser à l’autre la place qui lui était propre pour ne pas l’envahir.
Dans l’acte de louer, nous reconnaissons implicitement que ce que nous considérons est bien et bon; le risque d’une telle reconnaissance est alors d’aspirer à nous emparer de ce qui est bien et bon. En respectant, en faisant révérence, nous gardons la distance grâce à quoi nous évitons l’appropriation et entrons en relation, une relation de service en l’occurrence. Le respect est cette procédure qui permet le passage de la louange au service.
« … sauver son âme … »
Nous risquons de projeter un dualisme âme/corps sur les textes anciens. A l’époque de saint Ignace, selon la grande tradition scolastique, le mot âme était entendu comme signifiant l’homme dans sa totalité vivante, comme réalité spirituelle alors que le corps signifiait cette même totalité mais comprise comme réalité matérielle. L’âme et le corps n’étaient pas pensés comme deux choses distinctes qui se mélangent mal mais comme étant deux façons de désigner une unique réalité. Le dualisme était étranger à saint lgnace comme il était étranger à saint Thomas d’Aquin.
En définitive, ce qu’il s’agit de sauver ce n’est pas le principe spirituel séparément du corps, c’est le tout concret de la personne humaine, à savoir le corps de l’homme en tant qu’il est animé ou – c’est synonyme – vivant.
Saint lgnace ne veut pas entacher l’adoration de quelque intérêt : il ne s’agit d’adorer pour sauver son âme. Mais Ignace convertit ici toute forme d’intéressement en un mouvement qui se tourne d’abord vers Dieu comme principe et fin. Il ne s’agit ni de se dissoudre en Dieu ni de se prendre soi-même comme fin, il s’agit de recevoir totalement de Dieu la grâce d’être entièrement soi-même. En louant, respectant et servant, l’homme donne à Dieu d’être Dieu et, dans un même mouvement, donne à lui-même d’être pleinement homme.
« … et les autres choses … «
Pour comprendre cette expression, il me paraît utile de s’inspirer de l’Épître aux Éphésiens. En effet, il est dit que Dieu a choisi l’homme et, ayant choisi l’homme, il créa toutes choses pour que l’homme puisse, dans les choses, choisir Dieu. Or n’étant pas Dieu, l’homme n’est pas pure relation de sujet à sujet, il est à la fois objet et sujet, il participe aussi du monde des choses. Ainsi l’enjeu de l’existence – la suite du texte l’exprimera clairement – est de se libérer d’un attachement désordonné aux choses, y compris à l’égard de ce qui en nous et en nos semblables participe du monde des choses afin de les utiliser pour choisir Dieu, qui seul permet la relation de sujet à sujet, de soi avec Dieu et de soi avec l’autre homme.
L’homme se situe en une position intermédiaire puisqu’il est chose et sujet et, sous ce dernier rapport, comme Dieu. Le rapport aux choses ne doit pas l’absorber mais le révéler comme sujet. La question du comment trouve sa réponse dans la suite du texte.
» … user de ces choses dans la mesure où, … s’en dégager dans la mesure où … «
C’est en terme de mesure, d’évaluation, que le texte se poursuit. Il importe maintenant de discerner les bons moyens pour réaliser la fin, vivre un rapport aux choses qui nous permette une relation de sujet à sujet, de soi avec Dieu.
Or, le rythme de la phrase suggère le mouvement d’une balance et cette balance est d’emblée faussée. User, en effet, ne s’oppose pas à « ne pas user », mais à « se dégager ». La balance devrait être juste et ne l’est pas. Avant de faire la pesée, il nous faut faire la tare de la balance. Nous sommes engagés dans les choses – nous pourrions même dire englués – de telle sorte qu’il y a quelque chose à faire pour rétablir un rapport juste avec les choses. C’est comme si nous étions toujours mal partis ; il nous faut concevoir un nouveau commencement pour rétablir les conditions d’une juste évaluation, d’une bonne mesure.
» … obstacle … «
C’est tout l’enjeu de l’exercice spirituel qui commence. Le premier constat que ce texte nous invite à faire est de reconnaître que nous ne sommes pas vraiment libres. Théoriquement nous devrions nous servir des choses de telle manière que nous puissions vivre des relations altruistes avec les autres personnes, mais, pratiquement, nous apercevons des attachements désordonnés qui entravent nos relations. Notre premier travail doit donc être un repérage de ce dont nous devons nous détacher dans la mesure où cela fausse la pesée.
» … nous rendre indifférents … «
L’indifférence n’est pas la tare, elle est l’acte de mettre les plateaux en équilibre pour être en mesure de bien choisir. Ce qui suppose de faire la tare. D’ailleurs, saint lgnace ne parle pas d’indifférence. « l1 est nécessaire de nous rendre indifférents » écrit-il, il ne s’agit donc pas d’un état – être sans désir – mais d’un acte qui se donne comme le préalable au choix véritable, qui libère les conditions pour apercevoir les vraies préférences.
Il s’agit donc, non pas de nous sentir sans préférence ce qui serait contradictoire à notre humanité – mais d’éprouver qu’une manière d’être attaché aux choses entrave la vie de notre liberté. En conséquence, un désengagement provisoire s’impose à nous afin d’entrer dans une libre préférence. Avant de faire le choix, il convient de créer l’alternative, de prendre de la distance, de nous « défasciner ».
» … la liberté de notre libre-arbitre … «
La liberté comme telle est de choisir le bien. Le libre-arbitre, en revanche, est d’avoir la faculté de ne pas le choisir. Mais saint lgnace n’oublie pas qu’il existe des situations humaines où le choix n’est plus à faire. Une personne mariée a fait le choix de se marier, elle est liée par un sacrement à une autre personne, elle n’a plus la possibilité de ne pas choisir ce qu’elle a déjà choisi.
Ainsi, si nous lisons toute la phrase du texte, il est signifié précisément que la liberté n’a pas à choisir là où elle s’est engagée. Lorsque nous nous sommes déterminés dans un choix légitime et bon, il n’est pas question de nous rendre indifférents puisqu’il n’est plus question de choix.
» … pas davantage la santé que la maladie … «
Il faut comprendre qu’il s’agit d’un texte théorique, c’est-à-dire général. Saint lgnace prend soin de donner des exemples universels, il ouvre le champ des possibilités pour, ensuite, dans l’expérience spirituelle des Exercices spirituels, discerner ce qui dans la vie concrète d’une personne singulière est à mettre en équilibre, à évaluer et peser. Mais – pour considérer ces exemples généraux – il est clair que tout homme, par nature, désire la santé. Seulement, nous constatons qu’il existe des cas où, dans notre histoire propre, il nous faut prendre le risque d’être malade. Il serait nuisible à la liberté et à nos relations aux autres de toujours nous protéger nous-mêmes. Certes, nous n’avons pas à désirer être malades, il s’agit de relativiser le désir d’être et de demeurer en bonne santé. Combien d’hommes s’empêchent de vivre par peur d’être malades ou par peur de mourir ?
» … nous désirions et choisissions uniquement … »
La notion négative et générale de l’indifférence fait place désormais à la notion positive et même vivante du désir et du choix. Le « pas… plus » devient par le surgissement du désir et du choix, un « uniquement » qui engendre le « davantage ». Les choses, les créatures choisies se découvrent plus vastes qu’elles-mêmes. Elles donnent accès à un autre. Le désir peut s’investir à travers quelque chose, en restant désir, précisément parce que l’étape du renoncement et l’indifférence lui permettent d’exister comme tel. La volonté comme puissance d’action peut, à l’aide du discernement de l’intelligence qui vient d’être fait, envisager de se distinguer de son attachement aux choses pour s’ouvrir toujours plus à l’Autre.
» … la fin pour laquelle nous sommes créés … «
En sa conclusion, le texte renoue avec le vocabulaire de la finalité et de la création qui l’introduisait.
Cette fin de la créature, présentée abstraitement au départ, devient, au terme, l’invitation à une expérience que Dieu seul comble notre désir, non pas en le saturant comme on remplit un vide, mais en le suscitant toujours davantage. J’ajoute que nous commençons toujours par un discernement dans les Exercices spirituels entre ce qui conduit à Dieu et ce qui n’y conduit pas et, ensuite, une fois abandonnés les choix qui sont des impasses, il importe de discerner qu’il existe des choses susceptibles de conduire à Dieu plus que d’autres. Toutes conduisent à Dieu, mais certaines me conduiront moi plus que d’autres.
En conclusion, il faut comprendre que le « Principe et Fondement » met en œuvre le désir dans la perspective d’un choix et donne ainsi à méditer le passage de la créature de son origine à sa fin.
Questions posées au P. Adrien Demoustier sj à la suite de son Commentaire littéral
Comme le nom l’indique, ce texte est fondamental : il fait entrer dans l’expérience des Exercices spirituels, il est le commencement et l’esprit de tout leur cheminement.
Pas assez connu, ignoré même le plus souvent, ce texte mérite absolument d’être lu, médité et compris. Or, il occasionne des contresens malheureux. Pour les éviter mais, surtout, pour avoir une claire intelligence du texte, nous avons demandé au Père Adrien Demoustier, professeur au Centre Sèvres, de nous en faire le commentaire littéral.
Le titre du texte que nous avons étudié est paradoxal. Il use d’un langage philosophique et logique qui paraît éloigné d’une expérience spirituelle. Qu’en pensez-vous ?
Le sens de ce titre est donné par saint Ignace quand celui-ci, dans la troisième remarque préliminaire qu’on appelle annotation, définit précisément les Exercices spirituels : « Dans tous les exercices spirituels qui suivent, nous nous servons de l’intelligence pour discourir et de la volonté pour s’affecter. » L’auteur ajoute que nous respecterons davantage ce qui nous aura affectés que ce que nous aurons pensé. Le schéma de saint Ignace, dans tous les Exercices spirituels, est alors de commencer par la tête afin de discerner ce qui nous touche pour nous mettre à en parler. Après ces remarques introductives, il pose son Principe et Fondement dont le genre littéraire est celui de l’exposé théologique de son temps, à savoir l’enchaînement de trois syllogismes qui contraignent l’intelligence. Aussitôt après, saint Ignace propose la série des examens – texte beaucoup plus difficile – qui est un apprentissage pour repérer la façon dont chacun vit concrètement, il est montré aux personnes qui se préparent aux exercices ce qui devrait être une fois qu’elles ont identifié les principes, il leur est demandé de regarder leur vie pour mesurer l’écart entre ce qui devrait être et ce qui est.
Il faut donc bien comprendre que ce Principe et Fondement est destiné à être complété par une réflexion qui doit conduire le retraitant à une authentique évaluation de sa vie et de son comportement général.
La volonté prévaut-elle alors sur l’intelligence selon saint Ignace ?
La volonté est première si nous la comprenons comme le pouvoir d’être affecté de façon motrice, il ne s’agit pas de se former l’idée de la volonté volontariste – ou pas seulement – il s’agit de penser une faculté qui nous rend sensibles à ce qui nous fait bouger, qui nous donne d’éprouver ce qui nous rend actifs (afectar, en espagnol, a un sens passif et actif).
Il est d’ailleurs révélateur que le sujet du texte – et non le centre – est l’homme.
Le substantif « homme » signifie ici tous et chacun dans le sens que l’universalité de l’homme est présente en chaque individu, masculin ou féminin. Saint lgnace réfère à la conception biblique et scolastique de l’homme.
« L’homme est créé » écrit saint Ignace. Pourquoi n’a-t-il pas dit « l’homme a été créé » ?
Le temps employé, dans toute la tradition biblique, jusqu’à une période récente, était un parfait c’est-à-dire un duratif, un présent qui dure. Je suis créé hier, maintenant et demain. Le Prologue de l’Évangile de saint Jean est écrit également au temps dit duratif : « Au principe est le verbe », il s’agit, là aussi, d’un présent qui, depuis le commencement, dure jusqu’à … sans que nous puissions dire quand le commencement et la fin auront lieu. Mais, c’est maintenant que Dieu me communique l’être, c’est maintenant qu’il me rejoint et, par un acte contemporain de mon présent, me fait exister.
J’ajoute qu’en espagnol le mot est criado qui désigne aussi un éleveur. La création est alors pensée non sur le mode de la fabrication de l’objet mais sur le mode de la naissance et de l’élevage. En réalité, la création renvoie au souci et à l’acte d’élever un enfant en commençant par sa conception et sa naissance, en continuant par l’apprentissage de la parole et en le conduisant, finalement, jusqu’au moment où, adulte, il peut mener sa vie et se marier.
Saint Ignace continue en précisant que « l’homme est créé pour louer, vénérer et servir Dieu ». Si nous comprenons aisément Le premier et le dernier verbe – il s’agit, en définitive, d’un appel à contempler et agir – qu’ajoute le verbe vénérer auquel on préfère parfois celui de respecter ?
Littéralement, il est écrit « hazer reuerencia », à savoir « faire révérence ». Dans les sociétés anciennes où les hommes vivaient en grande promiscuité domestique, l’enjeu des relations était de se trouver à la bonne distance pour pouvoir communiquer. A la cour d’Espagne, quand une personne en rencontrait une autre, un certain nombre de gestes devaient être accomplis pour établir avec elle une juste relation. Or, cette attitude corporelle voulait exprimer une marque de respect, l’exigence de laisser à l’autre la place qui lui était propre pour ne pas l’envahir. Dans l’acte de louer, nous reconnaissons implicitement que ce que nous considérons est bien et bon le risque d’une telle reconnaissance est alors d’aspirer à nous emparer de ce qui est bien et bon. En respectant, en faisant révérence, nous gardons la distance grâce à quoi nous évitons l’appropriation et entrons en relation, une relation de service en l’occurrence. Le respect est cette procédure qui permet le passage de la louange au service.
Après la série des trois attitudes qui intéressent Dieu comme finalité éminente, le texte ajoute cette finalité humaine de « sauver son âme ». Il y a là une double difficulté celle d’un dualisme quelque peu désuet, celle aussi d’une volonté de se récupérer, d’avoir souci de soi qui peut desservir l’idée d’une louange désintéressée. Qu’en pensez-vous ?
Nous projetons un dualisme sur les textes anciens mais le dualisme nous habite. A l’époque de saint Ignace, selon la grande tradition scolastique, le mot âme était entendu comme signifiant l’homme dans sa totalité vivante, comme réalité spirituelle alors que le corps signifiait cette même totalité mais comprise comme réalité matérielle. L’âme et le corps n’étaient pas pensés comme deux choses distinctes qui se mélangent mal mais comme étant deux façons de désigner une unique réalité. Le dualisme était étranger à saint lgnace comme il était étranger à saint Thomas d’Aquin. En définitive, ce qu’il s’agit de sauver ce n’est pas le principe spirituel séparément du corps, c’est le tout concret de la personne humaine, à savoir le corps de l’homme en tant qu’il est animé ou – c’est synonyme – vivant. Quant à la seconde difficulté soulevée, saint lgnace ne veut pas entacher l’adoration de quelque intérêt, mais convertir toute forme d’intéressement en un mouvement qui se tourne d’abord vers Dieu comme principe et fin. Il ne s’agit ni de se dissoudre en Dieu ni de se prendre soi-même comme fin, il s’agit de recevoir totalement de Dieu la grâce d’être entièrement soi-même. En louant, respectant et servant, l’homme donne à Dieu d’être Dieu et, dans un même mouvement, donne à lui-même d’être pleinement homme.
« Et les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, et pour l’aider… » lisons-nous ensuite. Quelle différence et quelle continuité existe-t-il, selon vous, entre les deux moments de la phrase?
Pour comprendre ce texte, il me paraît utile de s’inspirer de l’Épître aux Éphésiens. En effet, il est dit que Dieu a choisi l’homme et, ayant choisi l’homme, il créa toutes choses pour que l’homme puisse, dans les choses, choisir Dieu. Or n’étant pas Dieu, l’homme n’est pas pure relation de sujet à sujet, il est à la fois objet et sujet, il participe aussi du monde des choses. Ainsi l’enjeu de l’existence – la suite du texte l’exprimera clairement – est de se libérer d’un attachement désordonné aux choses, y compris à l’égard de ce qui en nous et en nos semblables participe du monde des choses afin de les utiliser pour choisir Dieu, qui seul permet la relation de sujet à sujet, de soi avec Dieu et de soi avec l’autre homme. L’homme se situe en une position intermédiaire puisqu’il est chose et sujet et, sous ce dernier rapport, comme Dieu. Le rapport aux choses ne doit pas l’absorber mais le révéler comme sujet. La question du comment trouve sa réponse dans la suite du texte.
Venons à la question du comment. L’homme doit user des choses si elles sont une aide et s’en dégager si elles sont un obstacle. Mais quelle étrange alternative ! au verbe « user » nous attendions que saint Ignace oppose sa négation « ne pas user ». Or, l’auteur écrit « se dégager ». L’alternative n’est-elle pas faussée ?
C’est en terme de mesure, d’évaluation, que le texte se poursuit. Il importe maintenant de discerner les bons moyens pour réaliser la fin, vivre un rapport aux choses qui nous permette une relation de sujet à sujet, de soi avec Dieu. Or, le rythme de la phrase suggère le mouvement d’une balance et cette balance est d’emblée faussée. User, en effet, ne s’oppose pas à « ne pas user », mais à « se dégager ». La balance devrait être juste et ne l’est pas. Avant de faire la pesée, il nous faut faire la tare de la balance. Nous sommes engagés dans les choses – nous pourrions même dire englués – de telle sorte qu’il y a quelque chose à faire pour rétablir un rapport juste avec les choses. C’est comme si nous étions toujours mal partis ; il nous faut concevoir un nouveau commencement pour rétablir les conditions d’une juste évaluation, d’une bonne mesure.
Nous savons d’expérience que des choses qui nous semblent des obstacles au premier abord se révèlent finalement des aides et, inversement, des choses qui nous semblent des aides, sont en réalité des obstacles. Comment discerner ?
C’est tout l’enjeu de l’exercice spirituel qui commence. Le premier constat que ce texte nous invite à faire est de reconnaître que nous ne sommes pas vraiment libres. Théoriquement nous devrions nous servir des choses de telle manière que nous puissions vivre des relations altruistes avec les autres personnes, mais, pratiquement, nous apercevons des attachements désordonnés qui entravent nos relations. Notre premier travail doit donc être un repérage de ce dont nous devons nous détacher dans la mesure où cela fausse la pesée.
L’indifférence que cite saint Ignace est-elle précisément cette tare dont vous parlez ?
L’indifférence n’est pas la tare, elle est l’acte de mettre les plateaux en équilibre pour être en mesure de bien choisir. Ce qui suppose de faire la tare. D’ailleurs, saint lgnace ne parle pas d’indifférence. « l1 est nécessaire de nous rendre indifférents » écrit-il, il ne s’agit donc pas d’un état – être sans désir – mais d’un acte qui se donne comme le préalable au choix véritable, qui libère les conditions pour apercevoir les vraies préférences. Il s’agit donc, non pas de nous sentir sans préférence ce qui serait contradictoire à notre humanité – mais d’éprouver qu’une manière d’être attaché aux choses entrave la vie de notre liberté. En conséquence, un désengagement provisoire s’impose à nous afin d’entrer dans une libre préférence. Avant de faire le choix, il convient de créer l’alternative, de prendre de la distance, de nous « défasciner ».
Saint Ignace ne ménage pas son lecteur quand il écrit ensuite « La liberté de notre libre-arbitre ». Il y a là des distinctions philosophiques qu’il convient d’éclairer. Qu’en est-il ?
La liberté comme telle est de choisir le bien. Le libre-arbitre, en revanche, est d’avoir la faculté de ne pas le choisir. Mais saint lgnace n’oublie pas qu’il existe des situations humaines où le choix n est plus à faire. Une personne mariée a fait le choix de se marier, elle est liée par un sacrement à une autre personne, elle n’a plus la possibilité de ne pas choisir ce qu’elle a déjà choisi. Ainsi, si nous lisons toute la phrase du texte, il est signifié précisément que la liberté n’a pas à choisir là où elle s’est engagée. Lorsque nous nous sommes déterminés dans un choix légitime et bon, il n’est pas question de nous rendre indifférents puisqu’il n’est plus question de choix.
L’auteur nous donne des exemples de détachements provisoires. Ne pas préférer la santé plus que la maladie, la vie longue que la vie courte … Est-ce humainement possible de mettre les plateaux en équilibre ?
Il faut comprendre qu’il s’agit d’un texte théorique c’est-à-dire général. Saint lgnace prend soin de donner des exemples universels, il ouvre le champ des possibilités pour, ensuite, dans l’expérience spirituelle des Exercices spirituels, discerner ce qui dans la vie concrète d’une personne singulière est à mettre en équilibre, à évaluer et peser. Mais – pour considérer ces exemples généraux – il est clair que tout homme, par nature, désire la santé. Seulement, nous constatons qu’il existe des cas où, dans notre histoire propre, il nous faut prendre le risque d’être malade, il serait nuisible à la liberté et à nos relations aux autres de toujours nous protéger nous-mêmes. Certes, nous n’avons pas à désirer être malades, il s’agit de relativiser le désir d’être et de demeurer en bonne santé. Combien d’hommes s’empêchent de vivre par peur d’être malades ou par peur de mourir ?
Le texte se termine par un appel à un désir d’être vraiment libre tel que nous choisissions ce qui nous conduit davantage à notre fin. Pourquoi ce « davantage » ? Une chose nous conduit ou ne nous conduit pas. Quel sens a ce « davantage » ?
Remarquons d’abord que la notion négative et générale de l’indifférence fait place désormais à la notion positive et même vivante du désir et du choix. Le « pas… plus » devient par le surgissement du désir et du choix, un « uniquement » qui engendre le « davantage ». Les choses, les créatures choisies se découvrent plus vastes qu’elles-mêmes. Elles donnent accès à un autre. Le désir peut s’investir à travers quelque chose, en restant désir, précisément parce que l’étape du renoncement et l’indifférence lui permettent d’exister comme tel. La volonté comme puissance d’action peut, à l’aide du discernement de l’intelligence qui vient d’être fait, envisager de se distinguer de son attachement aux choses pour s’ouvrir toujours plus à l’Autre. En sa conclusion, le texte renoue donc avec le vocabulaire de la finalité et de la création qui l’introduisait. Cette fin de la créature, présentée abstraitement au départ, devient, au terme, l’invitation à une expérience que Dieu seul comble notre désir, non pas en le saturant comme on remplit un vide, mais en le suscitant toujours davantage. J’ajoute que nous commençons toujours par un discernement dans les Exercices entre ce qui conduit à Dieu et ce qui n’y conduit pas et, ensuite, une fois abandonnés les choix qui sont des impasses, il importe de discerner qu’il existe des choses susceptibles de conduire à Dieu plus que d’autres. Toutes conduisent à Dieu, mais certaines me conduiront moi plus que d’autres.
En conclusion, il faut comprendre que le « Principe et Fondement » met en œuvre le désir dans la perspective d’un choix et donne ainsi à méditer le passage de la créature de son origine à sa fin.
> Source : Ces pages sont extraites du numéro spécial sur la spiritualité ignatienne de la revue « Franklin », bulletin de l’association des anciens élèves de l’établissement scolaire Saint-Louis de Gonzague à Paris.