Le retour de la disputatio
De retour depuis quelques années dans plusieurs lycées jésuites, la disputatio a fait l’objet d’un événement public à la Sorbonne, en avril 2022. Le P. François Euvé sj explique que l’enjeu était de montrer comment cette méthode médiévale de confrontation peut nous aider à retrouver le goût de la controverse argumentée, à l’encontre des polémiques stériles, qui tiennent trop souvent lieu de débat.
La tradition ignatienne pourrait-elle contribuer à renouveler le débat public dont on ne cesse de déplorer la pauvreté ? Organisant le 5 avril dernier une grande disputatio publique dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, la revue Études a voulu relever ce défi. Près de trois cents personnes purent suivre cet événement que nous voulions aussi festif, grâce à un mélange des genres original, combinant plaisir et sérieux, le registre du discours philosophique et celui du spectacle.
À la veille du premier tour de l’élection présidentielle, le thème se situait dans le champ de la philosophie politique. Six équipes – deux de lycéens et lycéennes, deux d’étudiants et d’étudiantes (dont plusieurs du Centre Sèvres) et deux regroupant des personnes de la « société civile » – se sont affrontées à partir de thèses préparées par le philosophe Jean-Claude Milner, qui donna la « leçon » inaugurale. Les thèses étaient les suivantes : « Les droits de l’homme et les droits du citoyen sont équivalents » ; « La majorité des voix est traitée, dans la pratique, comme un équivalent de la totalité des voix » ; « République et démocratie sont indispensables l’une à l’autre ».
Pourquoi la disputatio ?
Dans un article de La Croix du 5 avril 2022, Nathalie Sarthou-Lajus, rédactrice en chef de la revue Études, qui, la première, eut cette idée, présente l’initiative comme motivée par la crainte de « voir poindre la tentation de supprimer les discours considérés comme indésirables, plutôt que de les affronter par le débat ». À l’heure où l’invective tient lieu d’argument, il nous semblait essentiel de retrouver la pratique de la controverse argumentée, pour que progresse une recherche collective de la vérité ». Comme le précise le P. Guilhem Causse sj dans le même article, « la pensée se joue dans une conversation vivante ». C’est aussi une manière de manifester la conviction qu’entre certitude et relativisme, il y a place pour la dispute argumentée.
La disputatio est une méthode de débat remontant aux universités médiévales et reprise par la suite dans les Collèges jésuites. Abandonnée à l’époque moderne, elle revient depuis quelques décennies, en particulier à l’initiative du P. Guilhem Causse sj, dans quelques établissements scolaires ainsi qu’au Centre Sèvres.
Qu’est-ce que la disputatio ?
La disputatio n’est pas un concours d’éloquence. C’est une technique de débat qui incite à penser par soi-même sans pour autant s’enfermer dans un camp retranché ou dans un système de pensée clos ; elle oblige à se mettre à la place de celui qui ne pense pas comme nous en s’exerçant à défendre des positions que l’on n’a pas choisies.
Tout commence par la leçon du « maître » : celui-ci expose le sujet qui sera débattu et formule les thèses qui devront être défendues ou critiquées. Pour chaque thèse, deux équipes s’affrontent. Elles auront préparé les arguments sans savoir à l’avance si elles devront défendre la thèse ou la critiquer, l’attribution se faisant le jour même par tirage au sort. Une fois cette attribution faite, les équipes se retirent pour affuter leurs arguments. Elles auront désigné deux porte-parole qui parleront au nom du groupe. Pour la dispute proprement dite, c’est encore une fois le sort qui déterminera qui commence. Les arguments s’enchaînent, chaque intervenant devant reformuler la proposition du camp adverse avant d’avancer ses propres arguments. Les orateurs doivent mémoriser les arguments et parler sans notes. Au bout de quinze minutes, la dispute doit s’arrêter. À l’issue, un jury détermine l’équipe victorieuse selon quatre critères : respect du protocole, rigueur intellectuelle, reformulation de l’argument adverse, qualité de présence et talent performatif. Enfin, le maître reprend la parole pour une brève conclusion.
Cet événement à la Sorbonne se voulait inaugural. Nous avons déjà reçu des demandes d’établissements scolaires ou du monde de l’entreprise pour poursuivre l’expérience dans d’autres lieux. La disputatio contemporaine n’en est qu’à son commencement !
P. François Euvé sj,
Rédacteur en chef de la revue Études,
communauté jésuite Saint-Ignace à Paris
Le regard du P. Guilhem Causse sj
« L’enjeu [de la disputatio] n’est pas de briller, mais de se mettre ensemble au service d’une meilleure compréhension du monde. Les participants font l’expérience que la qualité de la relation qui s’exprime dans l’échange régulé est porteuse, comme telle, de vérité. Et si l’issue n’est pas le consensus, chacun allant au bout de sa propre position, elle est du moins dans l’émergence de la possibilité d’un dissensus réglé, selon la belle formule de Paul Ricœur, sur lequel reposent nos démocraties. »
Retour sur la soirée de lancement de l’association Disputatio contemporaine
Le 5 avril 2022, l’association Disputatio Contemporaine, initiée par la revue Études, invitait à découvrir la disputatio, à la Sorbonne, sous la forme d’une performance artistique et d’une controverse publique sur les fragilités de nos systèmes démocratiques.
> Lire l’article
Soutenir les projets de l’association Disputatio contemporaine
Pour soutenir et prolonger ce projet, des dons (en ligne) peuvent être adressés à la Fondation de Montcheuil via son site internet, en indiquant « Projet disputatio » dans la case prévue pour les commentaires.
Cet article a paru dans la revue Échos jésuites (été 2022), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement, numérique et papier, est gratuit. Pour vous abonner, merci d’envoyer votre mail et/ou votre adresse postale à communicationbxl [at] jesuites.com.