En septembre dernier, le P. Bernard Paulet s’était présenté à la communauté Saint-Ignace du Centre Sèvres, dont il était le nouveau supérieur. Après une courte évocation de ses attaches familiales, il s’est contenté de rapporter trois souvenirs. Quelques semaines plus tard, Bernard décédait, brutalement… bien trop tôt. Depuis, ces trois petits récits continuent de résonner dans les mémoires et les cœurs des membres de sa communauté. Nous vous les offrons en partage.

Premier souvenir

J’étais coopérant à Haïti, ingénieur agronome envoyé dans un coin de brousse. Mon travail consistait à sillonner la campagne en transportant des cochons pour repeupler les élevages. J’ai eu affaire en particulier à un certain village où je devais revenir de temps en temps. Nous formions les gens, nous les encouragions au travail. J’ai vite repéré une femme oisive à sa fenêtre. Quand j’arrivais, elle était toujours là, à se balancer légèrement sur le rocking-chair local. Sa nonchalance m’agaçait. Je suis allé la voir. « Alors, mamie, que faites-vous de vos journées ? » Et c’est là que j’ai pris une leçon. J’ai constaté qu’elle avait en main un chapelet. La femme m’a expliqué qu’une maladie l’avait rendue incapable de se déplacer. Chaque matin, elle s’installait à sa fenêtre et là, dit-elle : « Je regarde le monde. Je vois le village, j’imagine tout ce qui se vit, et je prie. J’offre tout votre travail au bon Dieu. » Fin du récit.

Jamais je n’oublierai cette femme qui m’a ramené d’une telle façon à la profondeur des choses. J’étais venu là avec de grands désirs de servir ; je ruminais déjà une question vocationnelle en vue d’agir beaucoup. Cette femme me disait : « Bernard, pries-tu ? Sauras-tu jamais assez prier ? »

Deuxième souvenir

Tôt, j’ai été lecteur, dévoreur de bonne presse. J’étais abonné à Études et à Christus bien avant d’entrer dans la Compagnie de Jésus. J’étais, en particulier, un passionné d’Emmanuel Mounier : j’avais rassemblé toute sa littérature ; je fréquentais l’association de ses « Amis » ; j’en étais. Et lorsque j’entrai au noviciat, il fallut abandonner tout cela. J’ai bien demandé au maître des novices si, peut-être, mon abonnement au fameux Bulletin ne pourrait pas continuer, histoire de rester un peu relié… J’avoue avoir envisagé de m’en tirer autrement : j’ai rédigé le brouillon d’une lettre destinée à l’épouse d’Emmanuel Mounier, que je connaissais ; il y avait là-dedans tous les mots pour la convaincre d’offrir au noviciat un abonnement gratuit, à mon insu… Mais j’ai déchiré la lettre, et en ai envoyé une autre, franche et nette, interrompant clairement.

Eh bien, je n’oublierai pas la réponse qui m’est arrivée au noviciat. Non pas un avis d’abonnement gratuit, mais des mots pleins de délicatesse qui me disaient en somme : « Pour que la pensée d’un homme vive, il faut qu’elle aide d’autres hommes à prendre des engagements entiers, à se donner entièrement à leur propre vocation. Bonne route ! »

Troisième souvenir

Je suis jésuite, sur l’île de la Réunion. Me voilà un jour pris d’une violente douleur au côté et au bras. Je suis oppressé et aussitôt inquiet : je devine les symptômes d’un infarctus. Je rentre dans la maison, demande à la cuisinière d’appeler le service d’urgence, et au Père jésuite qui est là, un vieil homme que nous apprécions beaucoup, de bien vouloir m’ouvrir sa chambre et me laisser m’allonger sur son lit. Je suis donc là, attendant les secours . Le Père s’est assis sur une chaise à côté de moi et il se tait. J’engage quelques mots avec lui et il me répond : « Repose-toi. Je prie pour que Dieu veuille bien te garder, et qu’il me prenne plutôt moi… »

Je rends grâce pour ces mots qui furent pour moi une leçon. Cet homme était prêt pour mourir ! J’ai mesuré à nouveau tout ce qui m’attache à la vie et j’ai appris ce jour-là une question nouvelle : suis-je disposé à mourir ? Suis-je libre jusque-là ?

Bernard Paulet sj
Compagnon jésuite décédé à Paris le 25 octobre 2020

Entrer pour apprendre, sortir pour servir

Fin connaisseur de la pédagogie ignatienne, le P. Bernard Paulet sj signait un article sur « la passion de l’éducation jésuite » dans notre revue, à l’été 2019. « Nous entrons pour apprendre, nous sortons pour servir » : il était imprégné de cette devise, de saint Alberto Hurtado sj, qui éclaire ce qu’est la mission éducative pour les jésuites.
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