L’écoute de la musique, un exercice spirituel
La musique n’est pas la Parole de Dieu. Mais l’une et l’autre, pour se faire entendre, empruntent en nous les mêmes chemins. C’est ce qu’explique Philippe Charru sj, organiste et enseignant au Centre Sèvres à Paris, où il dirige le Département Esthétique.
Un son résonne, l’oreille se dresse et, déjà, l’esprit se tend vers ce qui peut advenir. Ce son qui m’est extérieur se communique à moi et me devient intérieur, au point que je puisse en être touché. Il y a là une révélation : la capacité de me laisser interpeller en avant de moi et habiter par autre que moi. Notre ouïe a cette capacité de nous ouvrir à la relation et aux chemins de l’intériorité.
Or cette capacité souffre aujourd’hui de la mise à distance du monde soucieuse de l’objectiver pour le connaître, le transformer et en user. Sans doute est-ce une manière légitime et incontournable de se rapporter au monde, mais elle n’est pas la seule. On peut chercher, à l’opposé, une mise en présence du monde qui ouvre à l’évènement de sa rencontre dès lors qu’il nous devient, en quelque manière, intérieur.
Ainsi la musique ne nous dit rien du monde, mais peut nous faire sentir sa présence. Une présence qui appelle : « Viens dans l’Ouvert, ami ! » Ce mot du poète Hölderlin peut croiser celui de Jésus qui revient tel un refrain dans ses paraboles : « Entende qui a des oreilles ! » Risquer ce croisement, c’est considérer l’écoute musicale comme une parabole de l’écoute de la Parole de Dieu. Car elle aussi lance un appel qui survient de l’extérieur, retentit jusqu’au fond du cœur et met en mouvement celui qui l’a entendue. C’est pourquoi on peut dégager une parenté réelle entre les chemins que parcourent en nous, pour se faire entendre, la Parole de Dieu et la musique.
Ici cependant se cache une tentation subtile que rencontrent inéluctablement un jour, dans leur quête passionnée, les chercheurs de Dieu et les amoureux de la forme, des couleurs, des sons et des mots. Elle s’immisce en nous, en soufflant sur l’ardente impatience des limites que croise la fascination de l’impossible. Mais c’est dans un gouffre que cette tentation précipite, dans le « gouffre d’en haut »[1] ou le « gouffre d’en bas »[2] que l’on rencontre en soi. Vers le « gouffre d’en haut » se tournent les épris de merveilleux, de légèreté immatérielle, de surnaturel éblouissant de lumière qu’ils recherchent dans des musiques enchanteresses, planantes ou éthérées, enlevant à la terre comme on s’évade d’une prison. Vers le « gouffre d’en bas » se tournent les aventuriers des profondeurs et les casse-cous qui jouent à cache-cache avec la mort, amateurs de musiques enveloppantes aux transitions voilées, de musiques répétitives, de rythmes obsessionnels, de formules incantatoires proches de la transe, musiques sans mémoire où s’évanouit la conscience de soi.
Entre ces deux abîmes existe un chemin étroit qui nous ramène à l’ici et maintenant et nous convainc que dans les limites mêmes de notre condition humaine, comme dans les limites sensibles de toute œuvre musicale, s’ouvre un monde sans limites, dans une tension paradoxale et féconde entre fini et infini.
Lorsque je tiens un coquillage dans le creux de ma main et que je le porte à l’oreille, j’entends l’immensité houleuse et sourde de la mer. Le jésuite Karl Rahner aimait cette image qui représentait à ses yeux le Verbe fait chair, celui en qui « habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2, 9). Or cette image peut aussi représenter les dimensions paradoxales de la musique dont quelques notes suffisent pour faire entendre les harmoniques inépuisables du monde et du cœur humain. Inutile de fuir vers un ailleurs imaginaire puisque tout est donné ici…
… et maintenant. Car telle est la vocation de la musique : « Instituer un ordre entre l’homme et le temps » et pour cela, « construire un ordre » qui « réalise le présent en l’homme » et lui donne d’éprouver « une émotion n’ayant rien de commun avec les sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne »[3]. Cette « volonté d’ordre » inscrite dans le matériau musical dessine, au-delà de la turbulence des passions et de la dissipation du moi dans la multitude des choses, les traits d’un authentique itinéraire spirituel qui soit une manière d’habiter le monde.
L’écoute musicale peut ainsi acheminer sur une voie de silence, d’approfondissement et d’unification intérieure, qui ne va pas sans purification et conversion puisque cette écoute porte avec elle l’exigence d’un mouvement de sortie de soi qui est, en même temps, un mouvement d’enracinement au plus profond de soi dans la rencontre surprise du monde.
Pour aller plus loin
P. Philippe Charru sj, Quand le lointain se fait proche : la musique une voie spirituelle, Paris, Seuil, 2011.
Notes
[1] T. de Banville, Le Saut du Tremplin dans Odes funambulesques, Honoré Champion, 1995.[2] J. Starobinsky, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Gallimard, 2004, p. 62[3] I. Stravinski Chroniques de ma vie, Paris, Denoël/Gonthier, 1962, p. 70.
Cet article est paru dans la revue Échos jésuites (printemps 2021), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement, numérique et papier, est gratuit. Pour vous abonner, cliquez sur ce lien ou envoyez vos coordonnées (adresse électronique/postale) à communicationbxl[at]jesuites.com.
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Article publié le 15 mars 2021