« L’intelligence de la foi, rdv majeur pour l’Église du XXIè siècle » : intervention du cardinal Jean-Marc Aveline, pour le 50è anniversaire des Facultés Loyola Paris
Le 26 janvier 2024, les Facultés Loyola Paris ont fêté leur cinquantième anniversaire et le lancement de leur année jubilaire. Le cardinal Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, est intervenu sur le thème « L’intelligence de la foi, rendez-vous majeur pour l’Église du XXIe siècle ».
Chers amis,
Je tiens tout d’abord à remercier le P. Étienne Grieu sj, recteur des Facultés Loyola Paris, le P. Thierry Dobbelstein sj, Provincial, ainsi que toute l’équipe qui a préparé cette édition spéciale des « Forums » des Facultés jésuites de Paris. C’est pour moi une immense joie et un très grand honneur que d’être invité à prendre la parole devant vous ce soir, dans une maison à laquelle me lient tant d’amitiés, tant de souvenirs et tant de reconnaissances. Comment pourrais-je oublier les soirées passées ici, après une journée de cours à l’Institut catholique de Paris, à déchiffrer la Phénoménologie de l’Esprit avec le P. Pierre-Jean Labarrière sj, dont l’enthousiasme pour Hegel compensait largement nos pénibles efforts pour en comprendre quelques miettes ? J’ai aussi le souvenir d’autres soirées, plus faciles à suivre sur le moment, mais d’une densité telle qu’elles restent, aujourd’hui encore, étonnamment fécondes, passées à sillonner d’un pas alerte L’Un et l’autre Testament sous la conduite du P. Paul Beauchamp sj.
Puis, bien des années plus tard, après avoir fondé à Marseille l’Institut de sciences et théologie des religions, grâce à l’intelligence ecclésiale du P. Michel Rondet sj, qui dirigeait alors le centre jésuite de La Baume-lès-Aix, j’ai été convié à fréquenter à nouveau le triangle d’or entre la rue Monsieur, la rue d’Assas et la rue de Sèvres, au sein du comité de rédaction de la revue des Recherches de science religieuse, un temps décalé à la rue de Grenelle, un comité où je fus d’abord invité par le P. Pierre Gibert sj, puis où j’ai eu le grand bonheur de travailler sous la conduite du P. Christoph Theobald sj, et sur les conseils avisés des deux Joseph, les PP. Joseph Doré sj, qui avait été mon directeur de thèse, et Joseph Moingt sj, qui m’a profondément marqué et qui m’honora jusqu’au bout de son amitié et de sa confiance, au point de venir de son propre chef participer à mon ordination épiscopale à la cathédrale de Marseille, il y a aujourd’hui précisément dix ans, le 26 janvier 2014 !
La liste serait trop longue de tous ceux auxquels, ce soir, je voudrais rendre hommage et exprimer ma reconnaissance. Certains sont dans la salle, d’autres nous ont quittés, et je pense en particulier au P. Jean-Marie Glé sj, sans lequel je n’aurais jamais compris la profonde pertinence de l’histoire des vaincus, chère à Walter Benjamin. Je sais cependant que le meilleur moyen de rendre hommage à tous ceux qui, ici, m’ont appris à penser, n’est pas de tenter un panégyrique qui resterait de toute façon incomplet, mais plutôt d’essayer humblement de penser à leur école, en affrontant avec courage les défis d’aujourd’hui concernant l’intelligence de la foi. En tout cas, je n’oublie pas la double leçon reçue au Centre Sèvres, à savoir, d’une part, que les liens de l’amitié sont le meilleur terreau pour le travail de la pensée, et que, d’autre part, la conversation épistémologique entre philosophie et théologie, fût-elle élargie à d’autres formes de savoir, notamment toutes les sciences humaines, constitue le lieu foncier d’interpellation réciproque entre une foi en quête d’intelligence et une intelligence en quête de foi.
Cela dit, puisque le thème qui m’a été proposé concerne le rendez-vous majeur que constitue, pour l’Église du XXIe siècle, le travail d’intelligence de la foi, je vous propose une petite réflexion en trois étapes. Je pense ne pas trop m’égarer, dans cette enceinte bâtie et habitée par les fils et les filles de saint Ignace, en faisant fondamentalement confiance à la forte et déterminante intuition du pape François lorsqu’il écrivit, dès 2015, que « le chemin de la synodalité est justement celui que Dieu attend de l’Église du troisième millénaire ». Puisque trois mots ont été choisis pour tenter de synthétiser les apports élaborés de façon synodale dans les communautés chrétiennes des différents continents – à savoir : communion, participation, mission – c’est en les prenant chacun, sous l’angle des défis, à leur propos, du travail d’intelligence de la foi, que j’essaierai de baliser la réflexion que je vous propose. Et puisque, à la faveur du travail de la première assemblée synodale, en octobre dernier, l’ordre initial de ces trois mots a été modifié (communion, mission, participation), je me permets, à mon tour, de les énoncer selon un troisième ordre : mission, communion, participation.
1. Le défi de la mission
En effet, il me semble que l’on a tout intérêt à commencer par la mission, car c’est en la vivant que l’Église a peu à peu pris conscience d’elle-même, de son identité particulière et composée, puis des ajustements nécessaires de son organisation pour subvenir aux besoins toujours nouveaux de la mission. Ce fut vrai dès l’appel de quelques diacres par des apôtres débordés, et, à partir de là, la créativité pastorale n’a cessé de se déployer au fil des siècles en fonction des objectifs de la mission et des moyens nécessaires pour les mettre en œuvre.
Encore faut-il bien comprendre, théologiquement, ce que l’on appelle « mission ». Et c’est là qu’un travail d’intelligence de la foi me paraît aujourd’hui de nouveau nécessaire, comme j’ai essayé de l’exprimer dans une récente « petite théologie de la mission ».[1] Ce petit livre est porté par la conviction que voici : aux prises avec les bouleversements de notre époque, rongée de l’intérieur par de multiples crises qui l’obligent à un redoutable mais salutaire travail de conversion, observant avec attention les nouveaux questionnements mais aussi les innombrables germes d’espérance qui surgissent en elle-même et au-dehors, l’Église doit une nouvelle fois, soixante ans après la tenue du concile Vatican II, approfondir sa compréhension de la mission que Dieu a voulu lui confier. Cette conviction, je l’ai acquise de manière à la fois existentielle, pastorale et théologique. Il nous faut apprendre à conjuguer l’urgence et la patience. L’urgence d’une charité qui sans cesse nous presse et la patience d’une fraternité qui lentement se tisse.
Pour aider celles et ceux qui voudront bien s’atteler théologiquement à cette tâche, j’ai indiqué quelques pistes possibles, qui exigent chaque fois un salutaire décentrement, soit en approfondissant la relation entre révélation et mission, notamment à la faveur de l’expérience du dialogue interreligieux et de ses conséquences pour la théologie dogmatique, soit, encore, en explorant la fécondité de la relation primordiale entre la foi chrétienne et la foi juive, relation qui non seulement fournit la matrice d’une réflexion théologique sur la dialectique entre identité et altérité, mais aussi constitue la base d’une compréhension de la mission sur l’horizon plus large de la promesse, soit, enfin, en comprenant la mission de l’Église comme une façon de réaliser sa vocation de catholicité, une vocation dynamique qui l’ouvre à toute réalité humaine et cosmique, une vocation qui se déploie dans l’apprentissage d’une coopération avec l’Esprit Saint, lui qui poursuit dans le monde (et pas seulement dans l’Église) son œuvre de sanctification, en vue de la récapitulation de toutes choses dans le Christ.
Ce ne sont là que des pistes, mais vous comprenez sans doute mon souci, comme pasteur, lorsque j’observe que la théologie n’est pas assez sollicitée pour accompagner le zèle missionnaire des jeunes générations, un zèle qu’il faut, certes, accueillir et encourager, mais qu’il faut aussi nourrir et éclairer. C’était la devise de Claire Monestès, qui fonda à Marseille La communauté religieuse de La Xavière : « Tout accueillir pour tout épanouir » ! Je me réjouis de voir combien ce souci est partagé ici, aux Facultés Loyola Paris. Du reste, c’est en fréquentant les écrits de vos aînés, ceux de Jersey, de Vals, de Fourvière ou de Chantilly, et notamment, parmi eux tous, Henri de Lubac, Yves de Montcheuil et Michel de Certeau, que j’ai pris conscience de la nécessité d’une telle réflexion théologique sur la mission de l’Église, une mission qui la décentre d’elle-même et la met en sortie, non seulement pour annoncer au monde l’amour dont Dieu l’aime, au point de lui donner son Fils, son unique, mais aussi pour accueillir le travail de l’Esprit dans le monde, comme aurait dit Karl Rahner, cet Esprit qui permet aux fleurs encore closes de nos jardins chrétiens de pouvoir peu à peu éclore à la faveur du soleil qui leur vient d’autres cultures, même celles que ne ponctue pourtant aucun signe chrétien, comme l’exprimait poétiquement Michel de Certeau.[2] La jeunesse d’aujourd’hui a besoin d’une solide théologie de la mission, et les Facultés Loyola Paris se doivent d’être au rendez-vous !
2. Le défi de la communion
Est-ce parce que je prends de l’âge ou bien à cause des charges épiscopales qui sont les miennes aujourd’hui ? J’ai l’impression que la communion est aujourd’hui particulièrement fragilisée dans notre Église. Fragilisée parce que pas assez décentrée, c’est-à-dire reçue comme un don et vécue comme une tâche à accomplir. Ma petite expérience épiscopale m’a montré que le critère principal de la charge de l’évêque au service de la communion est le service concret et aimant du peuple de Dieu, et non pas la garantie, accordée à quelques clercs ou à quelques communautés particulières, d’un confort liturgique ou spirituel exigé comme un droit au prétexte, par exemple, du nombre des vocations ! C’est le peuple qui appelle l’évêque à servir la communion. Et la communion, parce qu’elle est d’abord un don de Dieu, nous dépasse tous ! Elle n’est pas une simple juxtaposition de tendances diverses, traditionnelles, charismatiques ou autres, dont chacun s’accommoderait pourvu qu’il y trouve son compte, mais bien plutôt un don de Dieu, une puissance qui provient de l’eucharistie et qui se traduit en un appel exigeant à l’amour et à la vérité, non seulement en Église mais pour le monde !
La communion passe par le tressaillement d’une Église composée, comme nous en avons fait l’expérience et reçu l’enseignement lors de la messe célébrée avec le pape au Stade Vélodrome à Marseille en septembre dernier. Parfois, je suis inquiet de constater combien notre Église n’est plus assez composée, sociologiquement. Autrefois, au temps où la « pastorale par milieux » était florissante (ACO, ACI, etc.) la difficulté était d’aider les divers mouvements à communiquer entre eux et à se situer dans la communion ecclésiale. Aujourd’hui, alors que cette pastorale s’est considérablement affaiblie, le risque est grand qu’il n’y ait plus qu’un seul « milieu » sociologique, celui des gens relativement aisés, et cela non pas à cause d’une volonté de pouvoir hégémonique de leur part, mais simplement parce que les autres, moins nombreux et ne se sentant plus chez eux dans l’Église, à cause d’un trop grand écart culturel, sont partis sur la pointe des pieds. Mais alors, si dans une paroisse, ne s’assemblent que ceux qui se ressemblent, ce n’est plus tout à fait une communauté chrétienne, car l’Église, dès sa naissance au berceau de Pentecôte, fut appelée à se reconnaître « composée » de langues et de cultures différentes. L’Esprit, qui souffle où il veut, adjoignit très vite de nouveaux disciples qui ne venaient pas seulement, ni même majoritairement, du judaïsme, et l’on sait combien cette première composition entre juifs et païens n’est pas allée de soi, provoquant même la réunion d’un premier « concile » à Jérusalem, comme l’évoquent les Actes des Apôtres.
À ce défi intra-ecclésial de la communion, qui suppose une vigilance accrue à l’égard des tentations de l’entre-soi, il convient d’ajouter un autre défi, qui provient de la fragilité du lien social lui-même dans la société d’aujourd’hui. Pour ma part, j’observe souvent l’immense désir d’intériorité qui travaille nos contemporains et la difficulté qu’ils ont à l’assouvir. Or, moins on accède à sa propre intériorité, plus la relation aux autres s’en trouve appauvrie, réduite à des polarisations simplistes, qu’expriment des échanges de plus en plus violents. Vous ne manquez pas, ici, aux Facultés Loyola Paris, d’outils pour analyser ce que nous vivons en ce domaine et pour en déduire les conséquences pour la pratique de la foi et pour son intelligence. Ici mieux qu’ailleurs, vous savez la pertinence de la formule d’Ignace : « Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement » ! Or, les hommes et les femmes d’aujourd’hui me semblent tout particulièrement souffrir d’un manque d’accès à leur propre intériorité, d’une atrophie de leur dimension de profondeur, une « dimension oubliée », pour parler comme Paul Tillich, ou même une dimension refoulée par les diverses idéologies qui convoitent le monde au mépris de l’humain.[3] Dès lors, nié dans son identité la plus profonde, savamment anesthésié par des divertissements qui éteignent en lui la potentialité critique de sa liberté et la force de son désir de vivre, l’être humain risque de ne devenir qu’une chose parmi les choses, une chose dont la seule utilité est de pratiquer le culte de la consommation, savamment orchestré par l’idole invisible des marchés et ses acolytes algorithmiques.
Comment la théologie peut-elle être au service de ce besoin d’intériorité qui est la base de tout dialogue, de toute résistance et la condition de toute véritable communion ? Comme le notait le P. Thierry Dobbelstein sj, Provincial de l’EOF, dans la revue Échos jésuites de 2023-4 : « L’actualité montre combien l’exigence de la réflexion est indispensable à notre vie en société. Nos communautés peuvent être paralysées par les polarisations. Trop de débats publics se résument à des diatribes. […] Trop d’incompréhensions et de guerres naissent de convictions trop superficielles ou de réactions épidermiques. Le dialogue et le respect de l’autre supposent d’accepter la médiation du temps plus long et d’une réflexion en profondeur. Le travail de la raison est un chemin d’humilité et une condition nécessaire pour la paix. »[4]
À ce double défi concernant la communion, celui du risque de l’entre-soi à l’intérieur même des communautés, quand ne s’assemblent que ceux qui se ressemblent, et celui de la fragilité du lien social dans des sociétés du médiatique et de l’immédiat, qui font perdre à chacun les codes d’accès à sa propre intériorité, s’ajoute enfin une question liée à la perte de crédibilité des religions en général et de l’Église en particulier. Bien des gens, en effet, se sentent aujourd’hui étrangers à toute religion, précisément parce qu’ils ne trouvent pas, dans la façon dont leur sont présentés les messages de ces religions, de quoi assouvir leur quête à propos du sens de la vie. Pour nombre de nos contemporains, le vocabulaire et les symboles des discours religieux semblent ne plus avoir aucun lien avec leur propre soif spirituelle. Ce n’est pas qu’une question de vocabulaire, c’est aussi une question de crédibilité, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, le traumatisme des guerres qui ensanglantèrent le XXe siècle a montré à l’humanité tout entière que, d’une part, le passé chrétien des peuples ne les garantissait pas contre la barbarie, ce qui, soit dit au passage, devrait rendre plus humbles les revendications répétées sur l’importance des racines chrétiennes de l’Europe, et que, d’autre part, les idéologies antireligieuses étaient au moins aussi barbares que les pires déformations des religions dont elles prétendaient délivrer, ce qui, soit dit au passage, devrait nous rendre plus vigilants sur les possibles dérives des idéologies apparemment égalitaires, mais possiblement totalitaires, si j’en crois les réflexions de Nathalie Heinich au sujet du wokisme.[5]
Ensuite, la perte de crédibilité vient aussi des dérives internes de chaque religion, dont, en catholicisme du moins, mais pas exclusivement, la crise des abus (abus de pouvoir, abus spirituels, abus sexuels, etc.) est le phénomène le plus criant, qui nous oblige à une radicale remise en cause. Comment la théologie peut-elle aider à comprendre, avec l’aide indispensable d’autres disciplines, ce qui s’est passé et ce qu’il faut mettre en œuvre pour que cela ne se reproduise pas ? Comment travailler théologiquement à la « promotion d’une culture cohérente de la protection » ? Comment le parti-pris d’espérance, qui caractérise les Facultés Loyola Paris, peut-il apporter une contribution à ce débat ?[6] Sans doute en aidant à baliser le chemin du troisième mot-clé du synode : la participation.
3. Le défi de la participation
L’assemblée synodale d’octobre dernier a, sur ce point, fait avancer les choses, ne serait-ce que dans la disposition des lieux et la méthode de travail, favorisant l’une et l’autre l’écoute mutuelle, l’égalité dans les prises de parole, ou encore la participation de tous aux votes. Mais ce dispositif, certes déjà significatif, doit encore se traduire en réforme plus profonde de la gouvernance. Les écueils sont nombreux et il ne nous reste que peu de temps avant la prochaine assemblée d’octobre prochain. Je m’en tiendrai à l’énoncé de quelques observations et de quelques questions.
D’abord, il me paraîtrait judicieux, lors de la prochaine session, d’augmenter la participation effective des théologiens, certes déjà présents en octobre dernier, mais dont l’expertise est, à mes yeux, restée beaucoup trop marginale. C’est l’un des défauts majeurs de la méthode de conversation dans l’Esprit. L’immense et indéniable avantage de cette méthode, c’est de privilégier l’écoute des expériences de chacun, une écoute attentive, ouverte, capable d’accueillir la parole de l’autre comme une interpellation susceptible de conforter ou d’infléchir ma propre réflexion. Mais l’écoute de l’expérience ne suffit pas. Celle-ci doit être mise en perspective. La méthode le permet synchroniquement, elle ne le permet pas diachroniquement. Elle ne permet pas non plus un traitement plus argumenté des questions en débat, un dialogue avec des « sed contra » qui permettent d’arriver, une fois entendues les objections et les réponses qui peuvent leur être apportées, à l’élaboration réfléchie d’une prise de position commune, à laquelle chacun peut participer, sans renier son expérience, mais en l’ayant apportée comme l’une des pierres de l’édifice. Ce serait là un beau service que pourrait rendre une meilleure participation des théologiens à la dynamique synodale. Car le déficit de théologie se paye souvent en excès d’idéologie !
Ensuite, la participation de tous peut être favorisée par une plus grande réflexion éthique. « L’éthique, en se donnant comme objectif l’humanisation des personnes, ne sait pas tout, mais elle stimule le désir de faire bien, de faire au mieux, de faire advenir des sujets libres, responsables, autonomes, vivants, malgré les coups de boutoir du réel », affirmait Marie-Jo Thiel, en recevant en 2018 un prix pour le travail effectué par le Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique.[7] Comme une plus grande place donnée à la théologie nous préserve d’un excès d’idéologie, une plus grande attention à l’éthique nous protège d’autres dérives, celle du cléricalisme, celle de l’oubli des pauvres, celle des jugements portés de façon trop hâtive sur certaines situations de vie.
Le cléricalisme, d’abord. En tant que perversion du rapport au pouvoir, il n’est pas une maladie qui n’arriverait qu’aux clercs. Ce qui guérit cette perversion, ce n’est pas le remplacement d’un pouvoir par un autre, mais la mise en place d’une écoute ouverte, d’une réflexion éthique à même le réel et d’un discernement, réalisé en commun, au service de la liberté des personnes, spécialement celles qui sont en plus grande précarité ou celles qui ont été victimes d’abus en tous genres, notamment d’abus sexuels.[8]
Cela fait le lien avec ce deuxième apport de l’éthique : le souci de la parole des pauvres. Les Facultés Loyola Paris, en particulier grâce aux travaux de son recteur, le P. Étienne Grieu sj, a su initier une démarche de prise en compte de la parole des plus pauvres. La parole des personnes marquées par la grande précarité rend compte d’une connaissance particulière, d’une expertise, d’une pensée, d’une manière spécifique d’accueillir la Révélation. Écouter et accueillir la parole des très pauvres, non par bienveillance ni par politesse mondaine, mais comme étant un lieu privilégié qui ouvre à l’intelligence de la foi : voilà un autre défi de la théologie au XXIe siècle.[9]
Enfin, davantage d’éthique pourrait aider l’Église à ne pas basculer dans l’inhumanité. Or, c’est un risque qu’elle court, quand elle s’en tient avec orgueil à la défense de « causes » – fût-ce celle du respect inconditionnel de la vie – sans écouter la vie des personnes, avec leur part de chaos et de misère. C’est cette inhumanité qui rend l’Église si peu audible et si peu crédible, notamment quand, entre autres, elle refuse d’écouter la mémoire blessée de la condition féminine. En outre, ce comportement est clairement contraire à la conduite adoptée par Jésus, telle qu’elle nous est racontée dans les récits évangéliques. Certes, il importe de dénoncer les réelles et inquiétantes dérives éthiques d’aujourd’hui, notamment dans les sociétés occidentales. Mais je m’accorde avec Anne-Marie Pelletier et Monique Baujard pour suggérer qu’il vaut mieux que ces critiques soient formulées à voix double, par des hommes et des femmes attentifs à bien prendre la mesure des injustices et des souffrances qui déchirent la vie des personnes.[10]
Conclusion
Vous m’aviez demandé de réfléchir avec vous à l’intelligence de la foi comme rendez-vous majeur pour l’Église du XXIe siècle. Les quelques idées que je viens de vous partager ne constituent, j’en ai bien conscience, qu’un modeste apéritif, au seuil d’une année jubilaire qui se chargera de vous apporter quelques bons « plats de résistance » ! « Résistance » dans les deux sens du mot, parce qu’on attend surtout de la théologie qu’elle nous nourrisse, certes, mais aussi qu’elle nous aide à résister, à tenir debout, à ne pas nous laisser anesthésier par la propagande savamment orchestrée des idées dominantes. Car nous avons tous été « appelés à la liberté », selon la toute jeune devise des Facultés Loyola Paris ! En tout cas, la préparation de cet apéritif, soyez-en sûrs, m’a profondément réjoui, car tout en me donnant l’occasion d’exprimer ma sincère reconnaissance aux Facultés, elle me permet également de formuler mes plus vifs encouragements pour que se continue et s’amplifie le magnifique travail qui se fait déjà ici, notamment dans le dialogue incessant entre philosophie et théologie, au sein de ce qui s’appelle désormais les Facultés Loyola Paris !
Permettez-moi de conclure par deux phrases, que je vous laisse, non pas comme un apéritif mais plutôt en digestif, à savourer lentement ! D’abord, cet avertissement de Hans Urs von Balthasar, pour que l’on n’oublie jamais la teneur de la relation entre amour et vérité, afin de ne pas tomber dans l’inhumanité : « La vérité est la mesure de l’être, mais l’amour est la mesure de la vérité. Et le péché consiste à placer la mesure de la vérité au-dessus de la mesure de l’amour. » [11] L’autre phrase, qui est de l’ordre du conseil, est un remède que j’utilise souvent lorsque l’orgueil vient à guetter nos réalisations pastorales ou académiques. Je le formule ainsi : « Sur le chemin de la sainteté, mieux vaut une pauvreté offerte qu’une prospérité satisfaite. » Même si ce soir, nous fêtons avec fierté les cinquante ans des Facultés – et cette fierté est bien légitime – mon vœu est que vous ne cédiez pas à la tentation de vous complaire dans une prospérité satisfaite. Et qu’ainsi, les Facultés Loyola Paris continuent longtemps de rendre à l’Église, et plus largement aux femmes et aux hommes de ce temps, l’un des plus grands services : celui d’inviter sans cesse les capacités de notre intelligence à s’ajuster aux dimensions infinies du mystère de la foi.
Merci de votre attention et bon anniversaire !
Cardinal Jean-Marc Aveline,
Archevêque de Marseille,
le 26 janvier 2024 aux Facultés jésuites de Paris
Notes
[1] Jean-Marc Aveline, « Dieu a tant aimé le monde ». Petite théologie de la mission, Paris, Cerf, 2023.
[2] Cf. Le volume : Karl Rahner, Esprit dans le monde, Paris, Cerf, « Œuvres de Karl Rahner » II, 2017. Cf. Michel de Certeau, « Le désert de l’apôtre », dans Michel de Certeau, François Boustang (dir.), La Solitude. Une vérité oubliée de la communication, Paris, Desclée de Brouwer, « Collection Christus », n° 25, 1967, p.55-81.
[3] Cf. Paul Tillich, La dimension oubliée, Paris et Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1969 [1962].
[4] Échos Jésuites, 2023-4, p. 1.
[5] Nathalie Heinich, Le wokisme serait-il un totalitarisme ? Paris, Albin Michel, 2023.
[6] Cf. P. Grégoire Le Bel sj, « La lutte contre les abus, un chantier commun des Provinces jésuites en Europe », Échos jésuites, 2023-4, p. 16-17.
[7] Cf. Le volume : Yalitha Cooremann-Guittin, Frédéric Trautmann (dir.), S’aventurer en éthique. Hommage à Marie-Jo Thiel, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2022.
[8] L’ouvrage de Monique Baujard, Geneviève Comeau, Joëlle Ferry, Thérèse de Villette, Agata Zielinski, J’écouterai leur cri. Cinq regards de femmes sur la crise des abus, Paris, Éditions Emmanuel, 2022.
[9] Cf. L’ouvrage du P. Étienne Grieu sj, Le Dieu qui ne compte pas. Une théologie à l’école des plus pauvres, Paris, Salvator, 2023. Voir également l’ouvrage reprenant la thèse de doctorat de Frédéric-Marie Le Méhauté, Révélé aux tout-petits. Une théologie à l’écoute des plus pauvres, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei n° 317, 2022.
[10] Cf. Anne-Marie Pelletier, Monique Baujard, « Pour une Église de l’écoute », dans Yalitha Cooremann-Guittin, Frédéric Trautmann (dir.), S’aventurer en éthique. Hommage à Marie-Jo Thiel, op. cit., p. 229-235.
[11] Hans Urs Von Balthasar, Phénoménologie de la vérité, Paris, Bibliothèque des archives de philosophie, 1952, p. 251.
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Article publié le 26 février 2024