« Ne craignez rien » : le pape François rencontre les jésuites en Belgique
Le Pape François a effectué une visite au Luxembourg et en Belgique du 26 au 29 septembre. Comme il le fait habituellement lors de ses visites, le Pape est a rencontré les jésuites lors d’une audience privée. 150 jésuites de Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas étaient présents au Forum Saint Michel, à Bruxelles, le samedi 28 septembre, pour rencontrer le Saint-Père. La Civilta Cattolica a publié leurs échanges à l’issue de la rencontre.
Après avoir quitté le campus de l’Université catholique de Louvain, le Pape a rejoint le Collège Saint-Michel, samedi 28 septembre vers 18h15. Il y a rencontré environ 150 jésuites de Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas. Ils étaient accompagnés du provincial de la province francophone d’Europe occidentale, le P. Thierry Dobbelstein, et du supérieur de la région indépendante des Pays-Bas, le père Marc Desmet. Le cardinal jésuite Michael Czerny, préfet du dicastère pour le développement humain intégral, était également présent. Le Pape a commencé :
Bonsoir à tous ! Je suis déjà venu deux fois ici et je suis heureux d’être de retour. Je dois vous dire la vérité : j’ai déjà commis un vol ici. J’allais célébrer la messe et j’ai vu un paquet de papiers qui m’a intrigué. Il s’agissait de polycopiés de cours sur le livre de Job. Cette année-là, en Argentine, je devais donner des cours sur Job. J’ai feuilleté les pages et elles m’ont frappé. Finalement, j’ai pris ces notes !
Pape François, nous sommes très heureux que vous soyez ici en Belgique. Vous êtes le bienvenu. Nous allons vous poser quelques questions, que nous espérons intéressantes et intelligentes. Nous avons ici le provincial de la province francophone d’Europe occidentale et le supérieur de la région indépendante des Pays-Bas. Cette terre est un véritable carrefour, et les jésuites y sont également très différents : certains viennent de la Conférence des Provinciaux jésuites d’Europe, puis il y a des francophones et des Flamands. Vous savez que lorsqu’on visite une communauté jésuite, on n’est jamais confronté à des photocopies ! Ici, ce n’est pas du tout le cas. Et nous parlons aussi des langues différentes. Le 3 mars 2013, une belle aventure d’espérance et de renouveau dans l’Église a commencé. Nous voulons que ce soit un moment informel et convivial. En Hollande, nous avons un mot typique pour cela : « gezellig ». Il est difficile à traduire : il peut être traduit par « convivialité », « atmosphère accueillante » ou même « bonne humeur », selon le contexte. Ici, c’est le mot qui nous convient en ce moment. Et c’est pourquoi nous voulons chanter ensemble la chanson « En todo amar y servir ».
P. Desmet prend sa guitare et entonne la chanson. Le Pape prononce également les paroles, qu’il connaît bien, sous son souffle. Puis les questions commencent.
Saint-Père, quelle est la mission spécifique des Jésuites en Belgique ?
Écoutez, je ne connais pas votre situation, je ne peux donc pas dire quelle devrait être votre mission dans ce contexte spécifique. Mais je peux vous dire une chose : le jésuite ne doit avoir peur de rien. C’est un homme en tension entre deux formes de courage : le courage de chercher Dieu dans la prière et le courage d’aller aux frontières. C’est vraiment la « contemplation » en action. Je pense que c’est vraiment la mission principale des jésuites : s’immerger dans les problèmes du monde et lutter avec Dieu dans la prière. Il y a une belle allocution de St Paul VI aux Jésuites au début de la Congrégation Générale XXXII : au carrefour de situations complexes, il y a toujours un Jésuite, a-t-il dit. Cette allocution est un chef-d’œuvre et dit clairement ce que l’Église attend de la Compagnie. Je vous demande de lire ce texte. Vous y trouverez votre mission[1].
Je vis à Amsterdam, l’une des villes les plus sécularisées du monde. Le Père Général Adolfo Nicolás a dit un jour qu’il rêvait de donner les Exercices Spirituels à des athées. Dans notre pays, l’athéisme est la norme plutôt que l’exception. Mais nous voulons donner la richesse de notre vie spirituelle à tous nos voisins, vraiment à tous, comme vous le dites : « Todos, todos ». Comment pouvons-nous atteindre ce niveau profond d’inculturation ?
Nous trouvons la limite de l’inculturation en étudiant les débuts de la Société. Vos maîtres sont le Père Matteo Ricci, le Père Roberto De Nobili et les autres grands missionnaires qui, eux aussi, ont fait peur à certains dans l’Église par leur action courageuse. Ces maîtres nous ont tracé la ligne de démarcation de l’inculturation. L’inculturation de la foi et l’évangélisation de la culture vont toujours de pair. Quelle est donc la limite ? Il n’y a pas de limite fixe ! Il faut la chercher dans le discernement. Et le discernement se fait par la prière. Cela me frappe, et je le répète toujours : dans son dernier discours, le père Arrupe a dit de travailler aux frontières et en même temps de ne jamais oublier la prière. Et la prière jésuite se développe dans des situations limites, difficiles. C’est ce qui est beau dans notre spiritualité : prendre des risques.
En Europe occidentale, nous connaissons bien la sécularisation. Nos sociétés semblent éloignées de Dieu. Que faire ?
La sécularisation est un phénomène complexe. Je perçois que nous devons parfois nous confronter à des formes de paganisme. Nous n’avons pas besoin d’une statue d’un dieu païen pour parler de paganisme : l’environnement lui-même, l’air que nous respirons est un dieu païen gazeux ! Nous devons prêcher à cette culture par le témoignage, le service et la foi. Et de l’intérieur, nous devons le faire par la prière. Il n’est pas nécessaire de penser à des choses très sophistiquées. Pensez à saint Paul à Athènes : cela a mal tourné pour lui, parce qu’il a pris un chemin qui n’était pas le sien à l’époque. C’est ainsi que je vois les choses. Nous devons être ouverts, dialoguer et, dans le dialogue, aider avec simplicité. C’est le service qui rend le dialogue fructueux. Malheureusement, je trouve souvent un cléricalisme fort dans l’Église, qui empêche ce dialogue fructueux. Et surtout, là où il y a du cléricalisme, il n’y a pas de service. Et, de grâce, ne confondez jamais évangélisation et prosélytisme !
La spiritualité et la théologie jésuites accordent une place au cœur : le Verbe s’est fait chair ! Mais souvent, malheureusement, nous ne donnons pas la bonne place au cœur. Cette lacune, à mon avis, est l’une des choses qui produisent ensuite des formes d’abus. Et puis je voudrais vous poser une question sur la difficulté de donner aux femmes une place plus juste et plus adéquate dans l’Église.
Je répète souvent que l’Église est femme. Je vois des femmes sur le chemin des charismes, et je ne veux pas réduire le discours sur le rôle des femmes dans l’Église à la question du ministère. Ensuite, en général, le machisme et le féminisme sont des logiques de « marché ». En ce moment, j’essaie de plus en plus de faire entrer les femmes au Vatican avec des rôles de plus en plus importants. Et les choses changent : on peut le voir et le sentir. Le vice-gouverneur de l’État est une femme. Le Dicastère pour le développement humain intégral a également une femme comme adjointe. Dans l’« équipe » pour la nomination des évêques, il y a trois femmes, et depuis qu’elles sont là pour sélectionner les candidats, les choses vont beaucoup mieux : elles ont des jugements tranchés. Au Dicastère pour les Religieux, l’adjoint est une femme. L’adjoint du dicastère de l’économie est une femme. Bref, les femmes entrent au Vatican avec des rôles de haute responsabilité : nous continuerons sur cette voie. Les choses fonctionnent mieux qu’avant. J’ai rencontré un jour la présidente Ursula von der Leyen. Nous parlions d’un problème spécifique et je lui ai demandé : « Mais comment gérez-vous ce genre de problème ? Elle m’a répondu : « De la même manière que nous, les mères ». Sa réponse m’a fait beaucoup réfléchir….
Dans notre société sécularisée, il est difficile de trouver des ministres. Comment voyez-vous l’avenir des communautés paroissiales sans prêtres ?
La communauté est plus importante que le prêtre. Le prêtre est un serviteur de la communauté. Dans certaines situations que je connais dans diverses parties du monde, on cherche au sein de la communauté quelqu’un qui peut jouer un rôle de leader. Mais, par exemple, il y a aussi des religieuses qui assument cet engagement. Je pense à une congrégation péruvienne de religieuses qui ont une mission spécifique : aller là où il n’y a pas de prêtre. Elles font tout : elles prêchent, elles baptisent… Si finalement un prêtre est envoyé, alors elles vont ailleurs.
C’est le 600e anniversaire de l’Université de Louvain. Certains jésuites y travaillent et des étudiants jésuites du monde entier y étudient. Quel est votre message pour les jeunes jésuites qui se destinent à l’apostolat intellectuel au service de l’Église et du monde ?
L’apostolat intellectuel est important et fait partie de notre vocation de jésuites, qui doivent être présents dans le monde académique, dans la recherche et aussi dans la communication. Soyons clairs : lorsque les Congrégations générales de la Compagnie de Jésus disent qu’il faut s’insérer dans la vie des gens et dans l’histoire, cela ne signifie pas « jouer au carnaval », mais s’insérer dans les contextes les plus institutionnels, je dirais, avec une certaine « rigidité », dans le bon sens du terme. Il ne faut pas toujours rechercher l’informalité. Merci pour cette question, car je sais que la tentation est parfois grande de ne pas s’engager dans cette voie. Un champ de réflexion très important est celui de la théologie morale. Dans ce domaine, il y a aujourd’hui beaucoup de jésuites qui étudient, qui ouvrent des voies d’interprétation et qui posent de nouveaux défis. Ce n’est pas facile, je le sais. Mais j’encourage les jésuites à aller de l’avant. Je suis un groupe de jésuites moralistes et je vois qu’ils réussissent très bien. Et puis je recommande les publications ! Les magazines sont très importants : ceux comme Stimmen der Zeit, La Civiltà Cattolica, Nouvelle Revue Théologique…
Je me demande où en est le processus de canonisation d’Henri De Lubac et de Pedro Arrupe.
Le dossier d’Arrupe est ouvert. Le problème est la révision de ses écrits : il a beaucoup écrit, et l’analyse de ses textes prend du temps. De Lubac est un grand jésuite ! Je le lis souvent. Mais je ne sais pas si son cas a été introduit. J’en profite pour vous dire que la cause du roi Baudouin sera introduite, et je l’ai fait directement, parce qu’il me semble que nous allons pas dans cette direction ici.
Je vous pose ma question dans l’idiome de Mafalda. Vous avez un programme très chargé : dès la fin de votre visite en Belgique, le Synode commencera. Vous présiderez une célébration de réconciliation au début. Vous animerez ainsi l’Église et sa mission de réconciliation dans notre monde tourmenté, comme le demande saint Paul aux Corinthiens. Mais la communauté ecclésiale elle-même demande à être réconciliée en son sein pour être ambassadrice de la réconciliation dans le monde. Nous avons nous-mêmes besoin de relations synodales, d’un discernement réconciliateur. Quelles sont les étapes à franchir ?
La synodalité est très importante. Elle doit être construite non pas de haut en bas, mais de bas en haut. La synodalité n’est pas facile, non, et parfois parce qu’il y a des figures d’autorité qui ne favorisent pas le dialogue. Un curé peut prendre des décisions seul, mais il peut le faire avec son conseil. Un évêque aussi, et le pape aussi. Il est très important de comprendre ce qu’est la synodalité. Paul VI, après le Concile, a créé le Secrétariat du Synode pour les évêques. Les Orientaux n’ont pas perdu la synodalité, c’est nous qui l’avons perdue. Ainsi, à l’instigation de Paul VI, nous sommes allés jusqu’au 50e anniversaire que nous avons célébré. Et maintenant, nous sommes arrivés au Synode sur la synodalité, où les choses seront clarifiées précisément par la méthode synodale. La synodalité dans l’Église est une grâce ! L’autorité se fait dans la synodalité. La réconciliation passe par la synodalité et sa méthode. Et, d’autre part, nous ne pouvons pas vraiment être une Église synodale sans réconciliation.
Je suis impliqué dans le Service jésuite des réfugiés. Nous suivons deux fortes tensions. La première est la guerre en Ukraine. Nos garçons m’ont donné une lettre et une image de Saint-Georges. L’autre tension est en Méditerranée, où nous voyons beaucoup de politiques parler de frontières, de sécurité. Quels conseils souhaitez-vous donner au Service jésuite des réfugiés et à la Compagnie ?
Le problème de la migration doit être abordé et bien étudié, et c’est votre tâche. Le migrant doit être accueilli, accompagné, promu et intégré. Aucune de ces quatre actions ne doit manquer, sinon il s’agit d’un problème grave. Un migrant qui n’est pas intégré finit mal, mais aussi la société dans laquelle il se trouve. Pensez, par exemple, à ce qui s’est passé à Zaventem, ici en Belgique : cette tragédie est aussi le résultat d’un manque d’intégration. Et la Bible le dit : la veuve, le pauvre et l’étranger doivent être pris en charge. L’Église doit prendre au sérieux son travail avec les migrants. Je connais le travail d’Open Arms, par exemple. En 2013, je me suis rendu à Lampedusa pour faire la lumière sur le drame de la migration. Mais j’ajouterais une chose qui me tient à cœur et que je répète souvent : l’Europe n’a plus d’enfants, elle vieillit. Elle a besoin de migrants pour se renouveler. C’est devenu une question de survie.
Saint-Père, quelles sont vos premières impressions sur votre voyage en Belgique et au Luxembourg ?
Je n’ai passé qu’une journée au Luxembourg et, bien sûr, on ne peut pas comprendre un pays en une journée ! Mais ce fut une bonne expérience pour moi. J’étais déjà allé en Belgique, comme je vous l’ai dit. Mais, à la fin de cette réunion, je vous demande, s’il vous plaît, de ne pas perdre le pouvoir d’évangélisation de ce pays. Derrière la longue histoire chrétienne, il peut y avoir aujourd’hui une certaine atmosphère « païenne », disons. Je ne veux pas être mal compris, mais le risque aujourd’hui est que la culture ici soit un peu païenne. Votre force réside dans les petites communautés catholiques, qui ne sont en aucun cas faibles : je les considère comme des missionnaires, et il faut les aider.
Le Pape a quitté la salle de réunion après une heure de conversation. Avant de partir, il a récité un « Je vous salue Marie » avec tout le monde et a ensuite donné sa bénédiction. À la fin, il a pris une photo de groupe. Ensuite, au même étage de la salle de réunion, il a visité la prestigieuse bibliothèque de la Société des Bollandistes, dont la mission est de rechercher, de publier dans leur état original et de commenter tous les documents relatifs à la vie et au culte des saints. Conçue en 1607 par le jésuite Héribert Rosweyde (1569-1629) et fondée à Anvers par le père Jean Bolland (1596-1665), elle est encore poursuivie aujourd’hui par quelques jésuites belges. François a donné sa bénédiction et a écrit les mots suivants dans le livre d’honneur : « Que el Señor los siga acompañando en la tarea de hacer conocer la historia de la Iglesia y de sus Santos. Con mi bendición. Fraternellement, Francisco ».[2].
[1] Questo testo si può trovare in www.vatican.va/content/paul-vi/it/speeches/1974/documents/hf_p-vi_spe_19741203_esortazione-compagnia-gesu.html
[2] « Que le Seigneur continue à vous accompagner dans la tâche de faire connaître l’histoire de l’Église et de ses saints. Avec ma bénédiction. Fraternellement, François ».