Pour le P. Etienne Grieu sj, président du Centre Sèvres, Dieu nous donne rendez-vous aux côtés des personnes en situation de précarité. Dans un entretien du journal Dimanche du 18 juin 2023, il témoigne combien de telles rencontres peuvent aussi nous aider à mieux accueillir nos propres limites et à goûter à la joie.

Etienne Grieu jesuite Théologien de haut vol ? Certainement. Mais c’est par une formation de géographe qu’Etienne Grieu a débuté. « Cela m’a donné le goût du terrain et la conviction qu’il est possible d’élaborer une réflexion théologique qui passe par l’écoute de ce que disent les gens », relit-il. Par la suite, pour sa thèse de théologie, ce jésuite français s’est entretenu avec une trentaine de chrétiens, leur demandant de lui raconter leur itinéraire spirituel. Alors qu’il dirige aujourd’hui le Centre Sèvres, les Facultés jésuites de Paris, le P. Etienne Grieu sj tâche de demeurer connecté au terrain. En particulier à celui qu’habitent les plus fragiles. Son dernier ouvrage, Le Dieu qui ne compte pas, s’appuie autant sur des rencontres avec des personnes connaissant la grande pauvreté que sur une réflexion originale.

Dans votre livre, vous rappelez que Dieu se donne d’abord aux tout-petits. L’Evangile en offre une claire illustration. Est-ce une réalité que l’Eglise aurait toutefois un peu oubliée au cours de son histoire ?

Je dirais qu’on est tout le temps tenté de l’oublier.

Pourquoi ?

Saint Ferréol Marseille

Déjeuner de Noël 2022 au sanctuaire Saint-Ferréol à Marseille, avec les gens de la rue et les personnes isolées © Sébastien Frances

Parce qu’être fidèle à ce message n’est pas du tout évident ! On est toujours tenté de se dire : « C’est bon, on a compris que les personnes très pauvres ont une proximité particulière avec Dieu. Mais maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » La notion d’efficacité apparaît alors. Et dès ce moment, on court le risque de voir les personnes pauvres comme des fardeaux. Dans la vie de l’Eglise, on observe très souvent ce mouvement. Mais on observe aussi le mouvement inverse : celui d’un retour aux sources. Cette prise de conscience : « Attention, on a négligé la relation vivante avec les personnes qui ne comptent pas aux yeux des autres. Or, c’est là que le Seigneur nous attend d’abord ! »

Serait-ce à ce retour aux sources que l’on assiste avec le pape François ?

Pour moi, c’est le Concile Vatican II qui a initié ce mouvement. Celui-ci a ensuite été reçu de façons très différentes d’un continent à l’autre. L’Amérique latine a été pionnière parce qu’il y avait là des inégalités criantes. C’est là qu’on a vu apparaître l’idée d’ »option préférentielle pour les pauvres », qui a ensuite été reprise par l’Eglise entière. Aujourd’hui, le mouvement de fond continue, et l’élection du pape François a marqué une nouvelle étape. Mais ce n’est pas fini ! Chaque continent, avec la situation spécifique qui est la sienne, doit encore prendre cette question à sa charge.

En quoi le Concile Vatican II a-t-il marqué une évolution sur cette question ?

Il nous a permis d’envisager un autre rapport au monde. Avant, la vision qui dominait était celle d’une Eglise qui avait tout en magasin. Or, une Eglise pareille n’a pas tellement besoin du monde – ni même de l’écouter. Avec le Concile, l’attitude change : on redécouvre une Eglise qui a besoin d’entendre « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses » de ses contemporains, pour reprendre le premier paragraphe de Gaudium et Spes. Et dès qu’on se place dans cette perspective se pose aussitôt la question des plus pauvres.

Faisons un retour en arrière. Au IVe siècle, l’Eglise s’allie au pouvoir civil. Par la suite, durant longtemps, l’Eglise apparaîtra plutôt dans le camp des puissants. Y aurait-il avec l’empereur Constantin une sorte de péché originel ?

C’est vrai que la conversion de Constantin au christianisme marque un tournant important. A partir de là, l’Eglise va connaître une grande tentation : celle de s’allier au pouvoir. De même, elle va considérer que le pouvoir doit être à son service. Au Moyen Age, cette vision des choses domine largement. En même temps, les relations entre les autorités civiles et l’Eglise sont souvent conflictuelles. Au XIe siècle, la Réforme grégorienne réaffirme la prédominance du spirituel sur le temporel. L’idée est alors que les souverains ont intérêt à bien se tenir… Mais n’oublions quand même pas que c’est au XIIIe siècle, au moment où la chrétienté est triomphante, que l’on voit apparaître la figure de François d’Assise. Un homme qui prend une direction radicalement autre et rappelle l’Eglise à ses fondamentaux. Moins spectaculaire, mais tout aussi important, est la création d’hôpitaux, toujours au Moyen Age. Très discrètement, on a commencé à ouvrir des lieux pour héberger les gens de la rue, les malades… Des congrégations sont progressivement nées autour de ces lieux, favorisant leur développement. Pour l’Eglise, ce sont là de beaux exemples de retour aux sources.

Aujourd’hui, l’Eglise est parfois encore traversée par cette tension entre la défense de ses propres intérêts, qui peut nécessiter de rechercher l’appui des puissants, et la proximité avec les pauvres…

C’est vrai qu’il y a là une vraie tension. Je prends mon propre exemple : en tant que recteur du Centre Sèvres, comment puis-je donner priorité aux plus pauvres ? Ce n’est pas facile ! On est parfois en défaut d’imagination et d’expérimentation. Mais on essaie quand même des choses. Chez nous, on a ouvert un lieu de recherche où l’on travaille les questions théologiques en tenant compte de ce que disent les personnes en grande précarité. On pourrait sans doute faire davantage, et en même temps, reconnaissons que ce n’est souvent pas facile de travailler avec les personnes en grande précarité. L’Eglise doit donc entendre cet appel. Mais évitons de lui faire un procès, de dire qu’elle n’aurait rien compris à l’Evangile parce qu’elle ne parvient pas à faire davantage.

En réalité, l’Eglise est fortement engagée dans la lutte contre les inégalités. Par contre, au sein des communautés, la mixité sociale n’est pas toujours très grande…

Je crois effectivement que l’Eglise n’a jamais délaissé la question de la solidarité et de la charité. Au cours de son histoire, il y a toujours eu une créativité assez impressionnante en ce domaine. Mais elle est en proie à une grande tentation : celle de vivre cela sous le mode de la sous-traitance. C’est l’idée de laisser à des professionnels le soin de gérer cette question et de s’en dédouaner. Ce qui est assez embêtant car l’Eglise perd alors quelque chose. Autant il est indispensable que des gens expérimentés puissent prendre en charge les questions de solidarité, autant il faut que les communautés chrétiennes restent irriguées par tout ce qui se vit au contact de ces questions. Car en ce lieu, elles ont rendez-vous avec le Christ !

Comment favoriser ces rendez-vous ? Quelles pistes donneriez-vous ?

Pour que des personnes en précarité puissent participer à la vie des communautés chrétiennes, il faut prévoir des lieux et des temps spécifiques pour elles. Des petites fraternités. Souvent, ces personnes ont difficilement accès à la parole. Elles ont besoin de se sentir vraiment en confiance. Pour créer ces conditions, de la bonne volonté ne suffit pas.

Une autre piste ?

Je crois aussi que les communautés chrétiennes pourraient être davantage sensibilisées à leur environnement. Qu’elles puissent ouvrir les yeux sur le lieu où elles vivent. Qu’elles soient dans une posture de veilleur. Une expérience a été menée en ce sens en région parisienne. On a invité les paroissiens qui le souhaitaient à ouvrir les yeux sur leur environnement proche. Puis, à signaler des coups de main qu’ils seraient prêts à rendre. Des coups de main basiques, des petits services que l’on rendrait à ses proches. 40% des paroissiens se sont inscrits dans cette dynamique. Cela a donné lieu à de belles rencontres. Evidemment, pour que ça marche, il faut mettre en place une équipe de coordination composée de personnes très disponibles…

L’Eglise aurait-elle trop mis l’accent sur les sacrements et la liturgie, et pas assez sur cet aspect de vivre ensemble ?

Il ne faut pas opposer ces dimensions, il n’y a pas de contradiction. Une communauté qui vit des choses fortes sur le plan liturgique est renvoyée aux appels de l’Evangile. Car une vraie liturgie donne à entendre ces appels. Par contre, je crois important que, dans la vie de l’Eglise, on ne doive pas choisir entre l’eucharistie ou rien du tout ! Il faut qu’il y ait d’autres espaces. Des lieux de fraternité notamment. Des lieux où l’on puisse cheminer ensemble, faire connaissance, poser des questions, parler… Dans les grandes assemblées eucharistiques, on peut écouter, chanter, mais on ne peut pas parler !

Si l’on considère que l’on peut rencontrer Dieu à travers la figure du pauvre, ne risque-t-on pas d’oublier de lutter contre la pauvreté ?

Vous avez raison : il ne faudrait pas qu’à partir de la richesse de ces rencontres, l’on se réjouisse qu’il y ait des personnes en situation de grande pauvreté. La grande précarité, c’est une souffrance immense, et il serait évidemment malvenu de ne pas s’en indigner. Au contraire, il faut tout faire pour que cessent ces injustices. Mais attention : la grande précarité ne se guérit pas comme ça. Souvent, les personnes sont abîmées au plus profond d’elles-mêmes. Les traces peuvent être indélébiles. Il faut donc faire son possible pour diminuer la précarité. Et en même temps, ne rêvons pas : notre action ne permettra pas de guérir soudainement ces personnes. Il faut accepter de les accompagner telles qu’elles sont, à leur propre rythme. Et n’oublions pas que si on fait un chemin fraternel avec elles, si on devient amis, c’est déjà énorme !

Parler de pauvreté, c’est aussi parler d’argent. On dit parfois que l’Eglise est trop riche… Quel serait un sain rapport à l’argent, pour un individu comme pour une communauté ?

L’argent a une puissance extraordinaire, et peut nous emporter. Il convient donc de faire preuve d’une vraie vigilance. Je remarque qu’il en est souvent question dans les évangiles. C’est intéressant : cela veut dire que le chrétien ne doit pas faire comme si l’argent n’existait pas. Je dirais même que l’argent fait encore plus partie des réalités humaines aujourd’hui que du temps de Jésus… A mon avis, ce qui est important, c’est que l’argent reste dans une position de moyen, de serviteur. Il faut éviter qu’il devienne le maître. Il faut éviter que l’argent dicte notre action, notre style, notre manière d’entrer en relation… Autrement, on commence à avoir un problème. C’est exactement ce que dit Jésus : vous ne pouvez avoir deux maîtres à la fois. Nous sommes donc invités à nous redemander périodiquement qui est notre maître, qui nous sommes en train de suivre.

Jésus dit aussi qu’il est plus difficile d’entrer dans le Royaume des Cieux quand on est riche. L’Eglise est-elle trop riche aujourd’hui ?

J’ai quand même l’impression que l’Eglise est tombée de son piédestal, notamment avec l’affaire des abus. Elle a été amenée à connaître la honte, par rapport à ce que certains de ses membres ont fait et à ce qu’elle a laissé faire. Il faut traverser cette page de notre histoire. Personnellement, je suis sûr que cette traversée peut être un vrai ressourcement évangélique. Car, précisément, cela peut nous rapprocher de ceux qui sont humiliés. Or, Jésus se tient tout près d’eux. J’y crois profondément.

On a beaucoup évoqué le pauvre comme l’autre. Mais sans doute sommes-nous aussi invités à découvrir nos pauvretés…

On peut établir un lien entre la non-reconnaissance de nos fragilités et la mise hors-jeu de certains. A l’inverse, je pense que le chemin que l’on fait avec les personnes très pauvres peut nous aider à accepter nos propres limites. A cesser d’avoir un regard assez dur sur nous-mêmes. Les plus pauvres nous apprennent à nous présenter devant Dieu tels que nous sommes vraiment, y compris avec nos zones d’ombre. Et cela peut aussi être source de joie.

Expliquez-nous…

Dans le chemin fait avec les personnes en grande précarité, il y a souvent beaucoup de joie. Evidemment, il y a des côtés difficiles et des passages orageux. Mais les personnes en grande précarité n’ont pas le même rapport à la joie que nous. Dès que la joie pointe le bout du nez, ils l’accueillent à bras ouverts. Alors que nous, on énumère plutôt tout ce dont on aurait encore besoin avant de pouvoir se sentir pleinement joyeux… Ces personnes nous apprennent donc à être joyeux avec ce qu’on a !

Propos recueillis par Vincent Delcorps, directeur de la rédaction

> Article mis en ligne avec l’aimable autorisation de Cathobel (Journal Dimanche, numéro 19, hebdomadaire du 18 juin 2023)

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