Le théâtre dans la pédagogie du collège jésuite, des origines à 1960
Initialement, il ne s’agissait pas pour les jésuites de former tous les jeunes gens mais seulement les futurs jésuites. Comme les premiers résultats de cette pédagogie se révélèrent encourageants, on se mit former aussi les jeunes gens des familles. Découvrez le théâtre dans la pédagogie du collège jésuite !
Les origines de ce moyen pédagogique
La méthode pédagogique des jésuites obéit à ce qu’on appelle Ratio studiorum [1], qui structure les enseignements et leur progression. Parmi les moyens pédagogiques de ce système, le théâtre occupe une place de choix. Ce n’était pas très original, car les protestants avaient les premiers fait ce choix pédagogique[2]. Le théâtre, pour les protestants, permet un retour aux sources des anciens. Les jésuites changent un peu la finalité de l’exercice, ménageant une progression et essayant d’amener l’individu à prendre conscience de la théâtralité du monde, afin de pouvoir s’y positionner. Les oratoriens accordent aussi de l’importance au théâtre, et en particulier à la tragédie, dans la formation des élites, alors que les jésuites, au XVIIe siècle notamment, ne dédaignent ni la comédie, ni le ballet.
Voici les moments clés de cette progression dans l’étude des textes : d’abord la prelectio (lecture du texte par le maître), puis la recitatio (prise de notes par l’élève, mémorisation, et rendu du texte, avec quelques gestes à l’appui), puis la declamatio (déclamation par les élèves de rhétorique de passages entiers d’auteurs comme Cicéron, ou bien de textes qu’ils ont composés eux-mêmes, à la manière latine). La disputatio est le couronnement de ces exercices : trois ou quatre fois par an, les élèves de rhétorique et de philosophie participent à un débat. Ils apprennent ainsi à discuter et par là, à penser. Une gestuelle appropriée complète l’exercice. On conçoit facilement que la préparation et la représentation d’une vraie pièce de théâtre constituent l’aboutissement normal de la démarche.
Le théâtre jésuite en général
Dans le courant du XVIIe siècle, et même avant, on a, d’une manière générale, c’est-à-dire ailleurs que dans les collèges jésuites, composé et joué des pièces qui étaient des variations sur une pièce antique. Ce fut le cas notamment pour le théâtre de Plaute, joué d’abord en latin, puis en traduction en langue vulgaire et enfin adapté, c’est-à-dire simplifié et modifié[3].
De même, dans les collèges jésuites, on jouait la pièce d’un auteur latin, puis on composa des pièces en latin. Les exemples sont nombreux.
Et il faut ici recommander l’ouvrage d’Edith Flamarion qui a traduit et annoté le Brutus de Charles Porée, joué un peu plus tard, en 1708[4]. Le sujet de la pièce est tiré de l’histoire romaine et traite du conflit entre l’amour paternel et le devoir de chef de l’état.
À la même époque, à l’autre bout du monde…
En ce milieu du XVIIIe siècle, en Amérique latine, les jésuites sont chassés des territoires où ils avaient avec tant de succès pratiqué une nouvelle évangélisation avec les fameuses « réductions » des Guaranis. Cette sombre page fait partie de l’histoire de la compagnie et de l’histoire tout court. Nous n’avons pas ici à la commenter, mais seulement à évoquer le retentissement qu’elle a pu avoir par la suite, et dans le monde de la pensée et dans la vie ordinaire du collège d’Amiens.
Les jésuites sont « lâchés » par leurs anciens amis et sont chassés de la plupart de leurs établissements. Leurs ennemis sont légion puisqu’ils regroupent les gallicans, les jansénistes, les protestants et bien entendu les encyclopédistes. Peu de voix s’élèveront pour les défendre. Citons quand même de Bonald (contre Montlosier) qui, à la fin de son long texte, affirme hautement que les jésuites « ont de été les plus habiles instructeurs de la jeunesse qui eussent paru » et cite à l’appui de ses dires Chateaubriand lui-même :
« L’éducation publique ne s’est jamais bien relevée de leur chute (celle des jésuites). »
Mais la roue tourne et le XXe siècle rend justice à la Compagnie, qui avait été si dénigrée par les écrivains importants de l’époque comme Michelet ou Sue…
Les jésuites accueillirent avec un esprit très ouvert les nouveautés du monde moderne. C’est ce que montre précisément notre exposition qui met en valeur les nombreuses recherches des pères dans tous les domaines de la pensée et de l’action. Ils s’intéressent ainsi à la psychanalyse, au monde ouvrier et pratiquèrent une nouvelle évangélisation (qui fut cependant parfois critiquée…).
Des personnalités comme Lacouture, Teilhard de Chardin, De Certeau les firent rentrer en grâces et une période faste s’ouvrit pour eux au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
Le théâtre au collège d’Amiens
Je n’évoquerai ici que l’activité théâtrale du collège d’Amiens parce que nous avons encore la chance d’avoir des témoins en chair et en os.
Récapitulons donc les grandes dates du collège : à sa réouverture en 1850, le collège prend le nom de la Providence. En 1940, le collège brûle, dans le bombardement. En 1944, la reconstruction est décidée et en 1948, on pose la première pierre. Le collège, sur le boulevard, a désormais grande allure, même si la chapelle qui devait être dans l’axe central n’a jamais vu le jour… L’établissement possède une grande piscine (qui fut d’ailleurs un temps prêtée au lycée public voisin…) et cette piscine est surmontée par la grande salle de théâtre. Disposition bien révélatrice : les pères n’avaient pas oublié la vieille maxime Mens sana in corpore sano.
Le collège connaît alors une période florissante sur laquelle nous avons des documents, dont peuvent nous parler des témoins, anciens élèves. Je remercie ici très chaleureusement les anciens de l’époque, Marc Defernand, Max Duport, Pierre Jubault, Patrick Poissonnier.
Grâce à eux, j’ai pu découvrir l’effervescence du collège au moment des spectacles donnés par les élèves dirigés par leurs professeurs, jésuites ou laïcs.
Avant la guerre de 40, on relève une certaine activité théâtrale. Et, pendant la guerre même, on donna Les Bouffons de Zamacoïs, en 1943 et Athalie en 1944, en collaboration émouvante avec les autres collèges «fraternellement unis » de Saint Riquier et de Saint Martin. Dans ces deux pièces, fort différentes, c’est Philippe Balédent qui tenait les premiers rôles féminins…
Mais les choses prirent un tour plus exaltant avec l’arrivée « providentielle » de Vladimir Volkoff à Amiens. Les pères l’avaient engagé comme professeur d’anglais mais il déborda bientôt sa stricte discipline et mit ses talents d’écrivain et précisément de dramaturge et de metteur en scène au service de la communauté. Il s’en explique d’une façon enthousiaste dans une lettre qu’il a envoyée, longtemps après, à ses anciens élèves qui fabriquaient le petit livre, très difficile à trouver, sur l’histoire de la Providence. j’extrais quelques lignes de cette lettre émouvante, adressée à Marc Defernand :
« Quelle joie d’apprendre qu’une large place sera réservée au théâtre dans le livre du jubilé ! C’est bien là respecter la vieille tradition des Jésuites qui ont toujours vu dans le théâtre un des meilleurs truchements de la pédagogie (….). Les années oh (…) sous la direction de M. Egger (frère du jésuite), je collaborai à la présentation de Sur la terre comme au ciel et surtout celles oh, volant de mes propres ailes, je montai un spectacle de morceaux choisis que j’intitulai Les Amants Ridicules, une pièce d’Ostrovsky que j’avais traduite du russe et baptisée Le Ciel Fêlé, et surtout Le Marchand de Venise, comptent, je pèse mes mots, parmi les plus heureuses de ma vie. »
De tels témoignages se passent de commentaire, on peut imaginer la ferveur des élèves eux-mêmes à partir de l’enthousiasme communicatif du maître. Les divers talents étaient mobilisés, certains élèves déclamaient mais d’autres faisaient les décors ou assuraient la prestation musicale.
Il faut revenir ici sur le spectacle que cite Volkoff et dont le sujet, historique, a été évoqué supra. Cette pièce, Sur la terre comme au ciel, avait été écrite par Fritz Hochwälder et adaptée en français par R. Thieberger et Jean Mercure. Elle fut créée le 15 mars 1952 au théâtre de l’Athénée dans une mise en scène de Jean Mercure, avec Victor Francen dans le rôle du père provincial. La pièce est bâtie sur la très sombre histoire de la fin des réductions du Paraguay, au moment où les jésuites doivent quitter les territoires où ils font le bonheur des Guaranis eux-mêmes. On devine le dilemme. Doivent-ils obéir à leur supérieur ou résister pour le bien de leurs administrés ? Ils se sacrifient et la pièce se termine par la mort du père provincial.
On notera que le même sujet fut traité trente ans après (1986) par le cinéaste Roland Joffé, dans le film Mission qui insista sur des éléments que la pièce de Hochwwälder ne développait pas, notamment le rôle de la musique et de l’éducation musicale. Il est tout à fait important de noter que les pères jésuites d’Amiens avaient senti tout l’intérêt moral que contenait le sujet de la pièce et avaient décidé de la proposer aux jeunes gens.
Cette pièce au sujet cornélien s’il en est, fut donc donnée en 1956, à l’occasion du quatrième centenaire de la mort à Rome du fondateur de l’ordre, Ignace de Loyola. Le programme détaille les festivités avec deux représentations, l’une pour les professeurs et le élèves, sous la présidence de Monseigneur Stourm, l’autre offerte aux familles le samedi après-midi. On regarde aujourd’hui avec émotion les photographies de l’époque, Volkoff lui-même jouait le visiteur, celui qui vient annoncer la mauvaise nouvelle.
Par la suite, les jésuites sont de moins en moins présents dans la vie du collège. On trouve cependant trace d’une certaine activité péri-théâtrale. Les pères savaient un abonnement à la revue théâtrale l’Avant-Scène. Il semble que certains essais de distribution aient été faits, notamment pour une pièce au sujet lui aussi moral et politique, Don Carlos, drame de Schiller, dans l’adaptation française de Charles Charras.
Un numéro de 1957 contient deux textes de Robert Mallet (dont le fils était élève du collège). Or cet exemplaire est annoté par Robert Mallet lui-même et le père Lapouille, qui était alors au collège d’Amiens. Ainsi, la pièce de Robert Mallet, L’Équipage au complet, a donné lieu à un échange intéressant entre l’auteur et le pédagogue qui se posent tous deux la question de la responsabilité de l’homme.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? On aurait tort de se lamenter en regrettant les brillantes réalisations d’après-guerre. En réalité, la méthode jésuite a été adoptée par le système scolaire officiel, notamment avec l’éclosion des classes A3 et de l’option théâtre qui prônent un partenariat artiste-enseignant. Pour en rester à notre petit univers de l’UPJV, je remarquerai modestement que nos ateliers théâtre sont pris d’assaut et qu’une troupe de nos étudiants sillonne régulièrement les routes de la Picardie, tous les étés.
Monique Crampon
Professeur des Universités
Directrice du Service des Affaires Culturelles de l’UPJV
[1] Le mot est passé au masculin a partir du XIX’ siècle.[2] Voir les travaux de J. Verdeil, enseignant-chercheur à Lyon II, notamment sur Jean Sturm qui, en 1538, aurait lui-même interprété le rôle de l’esclave Geta, dans le Phormion de Térence.[3] Voir les travaux de Ferrucio Bertini qui évoque ce qui se passait à la cour de Ferrare.[4] Collection de l’École Française de Rome, 301.