« Un certain 20 mai 1521… »- Éclairage du P. Patrice de La Salle sj
Pourquoi le 20 mai ? En souvenir du jour où le chevalier Inigo de Loyola a été percuté à la bataille de Pampelune par un boulet de canon, qui a réduit en miettes toutes ses ambitions mondaines. Cet accident a radicalement changé le cours de son existence. Le P. Patrice de La Salle sj évoque ici ce moment historique et sa dimension spirituelle qui se confirme peu à peu dans l’itinéraire de conversion de saint Ignace au désir de Dieu. C’était il y a exactement 500 ans : le 20 mai 1521.
Ce jour-là, les troupes françaises attaquent la cité fortifiée de Pampelune, dans laquelle est retranchée une garnison espagnole avec le chevalier Inigo de Loyola. Au début du Récit du pèlerin, relecture de son parcours que saint Ignace fera à un de ses compagnons vers la fin de sa vie (1553), il évoque ce moment guerrier, qui s’avèrera un tournant décisif pour le restant de son existence : au cours de la furieuse bataille, « une bombarde l’atteignit à une jambe, la brisant toute ; et, parce que le boulet passa entre les deux jambes, l’autre reçut une mauvaise blessure. Et alors, lui tombé, ceux de la forteresse se rendirent aussitôt aux Français » (n° 1).
Bien qu’Ignace fût très prudent sur son histoire passée, les premiers compagnons en avaient une certaine connaissance. Le P. Jacques Lainez (futur successeur de saint Ignace) relate l’événement, quelques années avant le Récit (en 1547), au P. Jean de Polanco venu prendre à Rome la fonction de Secrétaire de la Compagnie. Mais ce qui intéresse le narrateur, c’est ce qui, à travers ces blessures – moins d’ailleurs de la chair que de l’amour propre –, s’en suivit, au fil d’une longue convalescence, dans l’âme du chevalier : « Au milieu de ces épreuves, il s’est vu, à diverses reprises, attaqué et mû par divers esprits… Et alors qu’il n’avait pas l’expérience de ces mouvements, à la fin il remarqua que ces mouvements du Seigneur, outre qu’ils étaient bons, lui laissaient l’esprit consolé et rassasié, et que les autres, comme ils étaient vains, lui laissaient à la fin l’esprit vide et désolé. Et ainsi, avec la grâce du Seigneur, lequel lui donnait alors une intention droite et une volonté bonne plus que des lumières donnant une intelligence des choses divines, peu à peu au cours de sa convalescence il s’acheminait vers une décision » (n° 3). Le Récit détaillera certes davantage ce moment (n° 6 à 9), mais la teneur essentielle est la même, qu’Ignace a donc tenu à faire connaître comme importante autour de lui.
Conséquence de cet événement : le chevalier Inigo – à l’instar de ses compatriotes conquistadors – découvrira une terra incognita, mais toute proche, intérieure, promise aussi à chacun qui se laisse guider, non par des alizés tumultueux le déroutant de lui-même mais par le souffle apaisant de l’Esprit qui, le ramenant en lui, le tourne délibérément vers son Créateur et Sauveur. Ces mouvements des esprits, agitant parfois fortement le cœur de l’homme mais l’inclinant in fine au désir profond et aimé de son Seigneur : tel est le fruit spirituel, premier et décisif, issu de la culbute spectaculaire que vécut Inigo en ce jour mémorable. A la fin du Récit (Ignace touche au terme de sa vie), le rédacteur écrit : « J’interrogeais le pèlerin sur les Exercices spirituels, voulant comprendre comment il les avait faits. Il me dit qu’il ne les avait pas tous faits en une fois mais que, lorsqu’il observait certaines choses dans son âme et les trouvait utiles, il lui semblait qu’elles pourraient être utiles aux autres » ; ajoutant : « Pour les élections spécialement, il me dit qu’il les avait tirées de cette diversité d’esprit et de pensées qu’il avait connue quand il était à Loyola et que sa jambe était encore malade » (n° 99). Tout était déjà bien présent en ce commencement. Dans les Exercices spirituels, on trouve également des échos très militaires sur la tactique du démon : « L’ennemi se comporte comme un chef de guerre voulant vaincre et dérober ce qu’il désire. En effet, un capitaine et chef d’armée en campagne, après avoir établi son camp et examiné les forces ou le dispositif d’un château, l’attaque par l’endroit le plus faible. De même, l’ennemi de la nature humaine fait sa ronde, examine en particulier chacune de nos vertus théologales, cardinales et morales ; et c’est là où il nous trouve plus faibles et démunis pour notre salut éternel qu’il nous attaque et essaie de nous prendre » (Ex. Sp. n° 327). A bon entendeur, salut ! dans le Seigneur, évidemment…
Si à Pampelune, Inigo de Loyola fut durement renversé, ce sont bien d’autres renversements qui vont se suivre ; tous ses idéaux, certes chevaleresques mais remplis de lui-même, vont être bousculés. De ses lectures– contraintes par l’immobilité – de la vie de Jésus et des saints, vont naître des perspectives de vie inédites, par exemple « Aller nu-pieds à Jérusalem, ne manger que des herbes, faire toutes les autres austérités qu’il voyait avoir été faites par les saints » (Récit n° 8). Et surtout, il découvre en lui-même que tout cela, pourtant si éloigné de sa vie d’avant, le laisse durablement « content et allègre », en un mot : consolé. Cela étant, si la bonne chère, les habits de cour, les faits d’armes et autres roucoulades galantes s’estompent peu à peu, on est encore dans l’ordre des « exploits pour Dieu », qui devraient plaire – pense l’homme – au Seigneur Très-Haut. Ignace n’a pas encore percé sous Inigo ; lequel ignore que ce n’est pas de se rabaisser à l’excès – se complaisant, au passage, dans une image macérée de soi – qui fait grandir Dieu en l’humanité, mais de l’honorer dans la simplicité du cœur qui s’ouvre à sa Parole et le service du frère duquel on s’approche. Il le confessera plus tard (Récit n° 14) : « Lorsqu’il se souvenait de faire quelque pénitence que les saints avaient faite, il se proposait de la faire, et même davantage. Et il trouvait toute sa consolation dans ces pensées, ne considérant aucune chose intérieure, et ne sachant pas ce qu’étaient l’humilité, ni la charité, ni la patience, ni le discernement pour régler et mesurer ces vertus ».
Ramené piteux à Loyola, Inigo a perdu de sa superbe : les succès de la Terre sont éphémères, finalement décevants, et se dérobent dangereusement. Tandis qu’un autre sol émerge et s’affermit sous ses pas chancelants : celui d’un amour divin sans repentance à lui adressé, d’un Père accueillant sans condition son fils qui s’était perdu dans les désordres de la débauche et de la futilité, et lui envoyant son propre Fils comme compagnon de route, vers le don total de soi, dans la joie. Peu à peu, Ignace va comprendre dès lors ce renversement essentiel pour tout croyant : s’effacer pour laisser le Maître en première ligne, en humble place. Et surtout saisir, ou plutôt se laisser saisir par le Christ qui se fait Serviteur de ses desseins, accomplissant – dans un abandon du vouloir proprement crucifiant – le don, douloureux et heureux à la fois, de tout lui-même, au nom du Père. A partir de quoi, et en retour, le pèlerin, qui s’apprête à quitter les siens, pourra dire du plus profond de lui-même : « Eternel Seigneur de toutes choses, je fais mon offrande, avec votre faveur et votre aide, en présence de votre infinie bonté et en présence de votre Mère glorieuse et de tous les saints et saintes de la cour céleste. Je souhaite et je désire, et c’est ma décision délibérée, pourvu que ce soit votre plus grand service et votre plus grande louange, vous imiter en subissant tous les outrages, tout opprobre et toute pauvreté, aussi bien effective que spirituelle, si votre très sainte Majesté veut me choisir et me recevoir en cette vie et en cet état » (Ex. Sp. n° 98).
Au long des étapes du chemin qu’il entreprend après avoir gratté la terre ameublie de son âme et découvert une source d’eau vive, Ignace entendra Jésus lui signifier en quelque manière : « Crois-moi frère, l’heure vient où ce n’est ni en ce lieu ni à Jérusalem que tu adoreras le Père… L’heure vient où les vrais adorateurs, toi et tous ceux/celles autour de toi, vous adorerez le Père en esprit et vérité » (cf. Jn 4, 21-23). Cette vérité spirituelle du culte rendu au Père ne peut se vivre ailleurs qu’en son Fils Jésus, envoyé tout exprès pour se donner librement, en compagnon de louange et de service, à quiconque l’accueille en profondeur dans son existence. Afin de devenir, à son tour, témoin heureux d’un Evangile de grâce et, pour celui/celle à qui l’appel est adressé, serviteur/servante auprès de ses frères et sœurs d’une vivifiante alliance avec le Christ. Pour une plus grande gloire de Dieu notre Père à tous.
P. Patrice de La Salle sj
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