Un pied dans la boue, l’autre dans une bibliothèque : un jésuite en mission à Taïwan
Jésuite belge, le P. Olivier Lardinois sj est à Taïwan depuis trente ans. Il offre ici une réflexion sur sa mission, entre activité pastorale en montagne, enseignement, et travail pour rendre Jésus et son message pertinents au sein d’une culture bien différente.
Pourquoi as-tu été envoyé à Taïwan en mission ?
À la fin des années 1980, le P. Kolvenbach avait écrit une lettre invitant des jeunes jésuites du monde entier à s’offrir pour le service de l’apostolat chinois. J’ai répondu à cet appel et je me suis retrouvé à Taïwan, pour deux années de « service civil », à apprendre la langue mandarinale tout en travaillant dans un centre pour handicapés mentaux.
A la suite de ces deux années de coopération en lieu et place du service militaire, j’ai été appliqué à la Province jésuite chinoise et j’ai entamé mon premier cycle de théologie au théologat de Fujen, dans la banlieue de Taipei. Mon arrivée à Taïwan coïncida avec deux dates charnières de l’histoire chinoise récente : le massacre des étudiants de Pékin sur la place Tien An Men, le 4 juin 1989, et les premières élections législatives démocratiques à Taipei le 19 décembre 1992.
En 1998, peu après mon ordination sacerdotale et l’obtention d’une licence en théologie pastorale à Lumen Vitae, j’ai été nommé curé en montagne et j’ai reçu la charge des cours de pastorale aborigène et de gestion paroissiale (au théologat de Fujen). J’anime toujours ces deux séminaires, auxquels ont assisté presque tous les prêtres diocésains taïwanais de moins de 50 ans.
Peu après, j’ai été amené à contribuer à la fondation d’un centre de recherche et d’une revue de théologie et pastorale aborigènes, ceci en collaboration étroite avec la commission de pastorale aborigène de la conférence des évêques de Taïwan. J’ai aussi supervisé et animé, pendant une dizaine d’années, des sessions estivales de formation pour séminaristes et catéchistes en Chine continentale dans la province du Yunnan, où la plupart des catholiques sont membres des ethnies minoritaires Hmong/Miao, Lolo/Yi, Kachin/Jingpo et tibétaine.
Quelles ont été tes principales missions dans la province jésuite chinoise ?
Les jésuites de Taïwan animent, depuis la fin des années 1950, une zone pastorale en milieu aborigène Tayal, située dans les montagnes du diocèse de Hsinchu. Sur une population de 24 millions d’habitants, Taïwan compte quelques 500 000 aborigènes issus des populations malayo-polynésiennes qui vivaient sur l’île avant l’arrivée des premiers colons chinois au XVIe siècle. Ces aborigènes se sont convertis en masse au christianisme, principalement presbytérien et catholique, dans les années 1950-1960. Les jésuites de Taïwan dirigent aussi la faculté de théologie de Fujen à Taipei, où se forment les agents pastoraux locaux ainsi que, depuis 2012, des prêtres et religieuses de Chine continentale.
Le P. Aloysius Chang, théologien renommé qui dirigea la Province jésuite chinoise entre 1990 et 1996, me proposa assez tôt de me préparer à devenir à la fois pasteur en montagne et enseignant en pastorale au théologat de Fujen.
En 2012, après 14 ans de travail paroissial en montagne, j’ai été nommé coordinateur pour la formation des jésuites de la Province chinoise. Cette mission, que j’ai exercée pendant quatre ans, m’a donné l’occasion de créer des liens forts avec la jeune génération de la Province, notamment une vingtaine de jeunes jésuites chinois qui travaillent aujourd’hui avec créativité en Chine et à Hong-Kong.
En 2016, je suis devenu directeur de l’institut Ricci de Taipei et j’ai entamé un doctorat en anthropologie à l’Université Nationale de Taïwan. Tout en étant engagé dans l’apostolat intellectuel, j’ai repris du service en montagne où je suis redevenu curé à mi-temps et où je me rends chaque semaine à vélo.
Mes trente années au service de l’apostolat chinois ont conservé une même caractéristique qui me tient à cœur : un pied dans la boue à l’école des plus pauvres, et l’autre dans une bibliothèque ou une salle de classe, à tâcher de transmettre ce que ces plus pauvres m’ont appris : « comment vivre l’Évangile dans la vie de tous les jours ».
Mes paroissiens de montagne exercent des professions indispensables au bon fonctionnement de la société : agriculteurs virant au bio, bûcherons, ouvriers dans la construction ou la maintenance des routes, livreurs, militaires, éboueurs, enseignants, policiers, pompiers, aides-soignantes, infirmières, cuisinières de cantine, employées sanitaires, etc. Leur ardeur à la tâche, un grand art à cultiver l’espérance, pas mal d’humour et l’amour qu’ils ont pour leur famille et leurs voisins, sont certainement plus productifs et structurant pour la société que la plupart des mirages médiatiques défendus par les faux-prophètes de toutes catégories.
Que retiens-tu de plus important de ces trente années de mission à Taïwan et quels sont tes projets pour l’avenir ?
Tout récemment, un confrère jésuite belge, le P. Corneille Hermans, et moi, nous avons reçu du gouvernement local la nationalité taïwanaise. La principale raison invoquée pour nous accorder un tel privilège fut notre présence à long terme auprès des aborigènes de l’île.
La fraternité joyeuse sur pied d’égalité avec les plus pauvres semble ce qui interpelle le plus dans l’annonce et le vécu du message de l’Évangile.
Une autre consolation de la vie missionnaire est qu’elle est source d’amitié profonde et enrichissante par-delà les différences de cultures, de modes de vie, de langues et de croyances. Le 6 mai prochain, je vais défendre au sein d’une des plus prestigieuses universités publiques chinoises une dissertation doctorale. Cette thèse vise à démontrer que la foi chrétienne peut devenir une source d’émancipation pour les minorités ethniques défavorisées d’Asie orientale. Une telle opportunité n’aurait pas été possible sans le soutien de solides amitiés locales, ainsi que le soutien de volontaires du mouvement ATD Quart-Monde avec qui je garde un contact régulier. Elle s’inscrit aussi, même si c’est à un niveau plus humble, dans la droite ligne de l’œuvre du Père Matteo Ricci : rendre Jésus et son message pertinents en terre chinoise.
Après trente années de présence à Taïwan, mes supérieurs ont décidé de m’accorder une année sabbatique de retour en Europe, au terme de laquelle il sera décidé là où je pourrais être le plus utile à l’avenir. Je me réjouis déjà de ce temps offert pour renouer avec l’Europe natale et revoir mes confrères franco-belges, ainsi que ma famille et quelques vieux amis. Entre autres choses, je compte profiter de cette année pour récupérer la pratique du néerlandais courant, sans laquelle je continuerais à me sentir un belgo-taïwanais un peu boiteux.
Le multilinguisme est un atout essentiel si on veut faire de sa vie un pont entre les peuples et les individus.
P. Olivier Lardinois sj (Taiwan)