Une année de conversion : rencontre avec le P. François Boëdec sj, Provincial
A l’occasion de l’année ignatienne et du Rassemblement à Marseille, le P. François Boëdec sj évoque, dans cet entretien, les orientations et les source de dynamisme de notre Province jésuite mais aussi les défis et préoccupations. Il nous invite, malgré les « boulets » et événements douloureux, à faire confiance à Dieu pour fonder notre vie, comme le fit en son temps, saint Ignace de Loyola.
Nous fêtons cette année le 500e anniversaire de la blessure d’Ignace de Loyola. En quoi cet événement nous concerne-il aujourd’hui ?
Le 20 mai 1521, un boulet de canon a fracassé les ambitions et les projets d’Inigo de Loyola à la bataille de Pampelune. Se souvenir de ce fait d’armes n’a que peu d’intérêt s’il s’agit d’une simple évocation historique colorée d’un romantisme pieux. L’aventure humaine et spirituelle d’Ignace est à la fois tout à fait unique et, en même temps, elle peut parler à chacun. Des boulets de canon, nous en connaissons tous dans nos vies : ils nous déstabilisent et nous conduisent à nous mettre à l’écoute du plus essentiel. Cet anniversaire est d’abord une invitation à regarder, à l’image d’Ignace, à quelle vie et par quels chemins Dieu désire nous appeler aujourd’hui. C’est avant tout un appel au renouvellement, à la conversion peut-être, à la confiance sûrement. C’est bien le thème de cette année qui se terminera le 31 juillet 2022, jour de la fête de saint Ignace de Loyola : « Voir toute chose nouvelle dans le Christ ».
Aujourd’hui, comment la spiritualité ignatienne peut-elle être une ressource pour nos contemporains ?
La spiritualité ignatienne parle d’une certaine manière de regarder le monde et d’y être présent. C’est le regard de Dieu qui « a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils » (Jn 3, 16). Cette perspective est précieuse à une époque où la peur peut dominer, où la parole est malmenée et où la tentation de la violence n’est jamais loin. Cette spiritualité aide à découvrir un Dieu libre, qui invite à lui faire confiance, en s’engageant avec lui à faire gagner la vie. Et cela dans les réalités très variées de nos existences. Le message évangélique possède une force de renouvellement auquel nos sociétés et notre monde aspirent confusément. L’enjeu pour nous, chrétiens, est d’y croire et d’en vivre jusqu’au bout, privilégiant la charpente à l’armure, sans crainte de rejoindre ce monde pour y vivre l’espérance et la consolation de Pâques.
La Famille ignatienne se rassemble à la Toussaint à Marseille. Dans quel esprit s’inscrit ce rassemblement ?
Il y a 15 ans, à Lourdes, nous avons vécu le premier rassemblement de la Famille ignatienne. Cette rencontre avait permis de mieux nous connaître et d’envisager des collaborations et des partenariats qui ont porté de bons fruits toutes ces dernières années. Aujourd’hui, nous vivons une nouvelle époque de l’Église et de la société. Il est bon de se retrouver à nouveau pour nous réjouir des liens qui nous lient par le Christ à la suite d’Ignace, et d’imaginer ensemble de quelles manières le charisme ignatien doit aujourd’hui s’incarner au service de l’Église et du monde. Mais c’est avant tout un temps de joie comme pour toute famille qui se retrouve.
Qu’est-ce que chacun est invité à vivre à travers cet événement ?
Ce rassemblement sera sûrement l’une des plus importantes rencontres de chrétiens après les grandes vagues de la Covid qui ont bousculé et interrogé nos sociétés. Le premier objectif est de se réjouir de la vie que Dieu donne, en allant à la découverte de la ville et de l’Église de Marseille, situées aux périphéries de tant de réalités. Mais cela se veut aussi un temps de ressourcement et d’échanges, à travers des soirées-débats, des spectacles, le festival de la Famille ignatienne. Ce rassemblement souhaite nourrir notre espérance et notre audace apostolique dans le contexte d’aujourd’hui.
Vous êtes Provincial depuis 2017 : en quoi consiste cette mission ?
On peut dire que la mission du Provincial est d’abord de prendre soin des compagnons de la Province, afin d’aider chacun à vivre au mieux le projet de la vie religieuse jésuite selon l’esprit d’Ignace. C’est ce que l’on appelle la cura personalis : celle-ci s’appuie sur une relation personnelle avec chacun et permet l’envoi en mission. Mais il convient aussi, en équipe, avec l’aide et les conseils de nos amis et collaborateurs, de définir les orientations et d’encourager l’élan apostolique du corps de la Province. C’est ce qu’on appelle la cura apostolica.
Qu’est-ce qui peut amener un jeune à choisir la vie religieuse aujourd’hui, et plus particulièrement la vie jésuite ?
Il est encore plus difficile aujourd’hui qu’hier de se projeter dans l’avenir. Et la perception que nos sociétés ont de l’Église et de la religion n’encourage pas à imaginer qu’un tel choix soit possible. Sans parler de l’imaginaire fantasmé qu’il y a autour des jésuites ! Pourtant, Dieu continue d’appeler. L’histoire d’une vocation est toujours mystérieuse et unique. La quête de sens et le désir de donner sa vie affleurent partout. Je suis persuadé que le discernement et le respect de la liberté, chers à la spiritualité ignatienne, sont des points importants auxquels beaucoup de jeunes sont particulièrement sensibles aujourd’hui. Et puis, ce sont les larges horizons et les frontières du monde qui peuvent attirer dans la Compagnie de Jésus. C’est une autre manière de parler de la mission : vivre au milieu des réalités du monde l’espérance qu’apporte le Seigneur et en témoigner simplement, joyeusement.
Vous-même, qu’est-ce qui vous a amené à choisir cette vocation ?
Ce serait un peu long à expliquer. J’ai notamment été attiré par cette longue tradition de la Compagnie de Jésus, qui donne un enracinement spirituel et intellectuel précieux pour aujourd’hui, mais également par l’intérêt et l’amour des jésuites pour ce monde. Et puis, j’ai croisé des compagnons, tous très différents, avec leurs qualités et leurs limites, mais qui m’apparaissaient comme des hommes de Dieu, libres et fidèles à la fois. Vouloir vivre et annoncer l’Évangile de cette manière était stimulant.
Qu’est-ce qui oriente la mission des jésuites d’Europe occidentale francophone ?
Les jésuites et ceux qui collaborent à leurs missions, sont engagés dans des activités nombreuses et variées. Par exemple, le domaine de l’éducation et de la formation est très important dans notre Province. Plus largement, quatre Préférences apostoliques universelles orientent actuellement la mission de la Compagnie de Jésus partout dans le monde :
- montrer le chemin vers Dieu par les Exercices spirituels et le discernement ;
- marcher au côté des pauvres, des personnes blessées dans leur dignité ;
- accompagner les jeunes dans la création d’un avenir plein d’espoir ;
- et prendre soin de notre Maison commune, la Terre, dans l’esprit de l’encyclique Laudato si’.
Comment ces orientations se traduisent-elles concrètement ?
Nous essayons de ne pas en rester à de belles paroles et d’incarner ces Préférences apostoliques universelles dans des projets précis. Il est évident que nous avons déjà une longue tradition de travail auprès des jeunes ou d’investissement pour donner les Exercices spirituels, mais nous devons toujours ajuster nos dispositifs et nos propositions aux nouvelles problématiques. C’est sans doute sur l’enjeu de la conversion écologique que nous avons le plus à avancer. Les projets ne manquent pas, dont celui d’un « écocentre spirituel », par exemple. Nous prenons aussi la mesure qu’il y a de bons fruits à attendre de croisements entre secteurs apostoliques. C’est en marchant, pas à pas, que les choses se font. Bien sûr, ces orientations ne disent pas le tout du travail apostolique de la Province. Je pense par exemple aux propositions dynamiques et originales pour les familles. C’est nouveau et cela correspond à une attente.
Quelles sont les sources de dynamisme pour notre Province ?
S’il y a un dynamisme, il ne peut venir que d’une source : notre enracinement et notre confiance en Celui qui continue de nous appeler et nous dit qu’Il est avec nous, quelles que soient nos limites et nos insuffisances. Ce n’est pas nous qui sauvons le monde ; il est déjà sauvé ! Mais nous pouvons contribuer, modestement, à faire gagner la vie de Dieu. Dans notre Province, nous faisons l’expérience d’une grande diversité à la fois culturelle et dans nos missions apostoliques. Et pourtant, je sens une réelle unité et une vraie fraternité. Peut-être notre diminution numérique nous a-t-elle conduits à resserrer les liens entre nous à partir du plus essentiel, qui est notre commun désir de suivre le Christ. Notre Province a un réel dynamisme apostolique, avec des projets qu’elle ne porte pas seule. Sans nos amis, soutiens et collaborateurs laïcs, nous ne pourrions rien faire ! On peut penser par exemple, ces dernières années, à l’ouverture du Collège Matteo Ricci à Bruxelles, à la rénovation du Centre spirituel de Penboc’h, au projet du Centre Teilhard de Chardin à Saclay, à l’ouverture internationale du Centre Sèvres, etc. Et, chaque année, nous sommes heureux d’accueillir au noviciat des hommes désireux de partager notre existence. L’aventure jésuite continue !
Quels sont les sujets de préoccupation pour notre Province ?
Ils sont bien sûr très divers et à des niveaux différents. L’un des enjeux premiers est d’adapter au mieux nos ressources aux besoins de la mission. C’est un exercice d’ajustement permanent qui nécessite de faire les discernements qu’il convient, permettant des renouvellements et restant ouverts à de nouveaux appels. Cela suppose de pouvoir s’appuyer sur la disponibilité des compagnons jésuites en veillant à ne pas épuiser le corps de la Province en étant investi dans trop d’engagements. Parmi les préoccupations plus immédiates, il y a bien sûr les évolutions de l’Église et les prises de conscience qu’elle a à opérer. La crise des abus (sexuels, de conscience, de pouvoir) le montre ainsi de manière très forte et douloureuse. La Compagnie de Jésus est concernée – comme toute l’Église – par cet enjeu de faire la vérité et de changer ce qui doit l’être pour que cessent de tels comportements, qui portent tellement atteinte à la crédibilité de ceux qui veulent porter l’Évangile.
Comment voyez-vous-vous la période si particulière que nous vivons ? Quels sont les motifs d’espérance ?
Les évènements actuels – pandémie, bouleversements sociaux, culturels et religieux, crise écologique… -, tels des boulets de canon, nous bousculent et nous éprouvent parfois. Ils nous obligent à nous arrêter pour savoir vraiment ce que nous voulons et ce que nous ne voulons plus. Et à chercher par où passent les chemins vers demain. En fait, la période qui est la nôtre ressemble beaucoup à celle qu’a vécue Ignace de Loyola, il y a 500 ans. Depuis le premier boulet de canon, qui fera basculer sa vie, il vivra d’autres bouleversements, d’autres évènements qui l’obligeront à revisiter ses projets et à modifier sa course, dans une Europe déchirée par les guerres de religion et avide de nouveaux horizons tant scientifiques que géographiques. À travers tours et détours, Ignace découvrira une nouvelle manière d’envisager son existence. Il découvrira surtout ce Dieu qui le guide au milieu de ce qui s’ouvre à ses yeux et à son cœur. Dans ce chemin de conversion, il percevra que la fécondité de son existence ne dépend pas de la seule force des poignets. C’est aussi ce que nous avons à vivre aujourd’hui. Nous avons tous, dans nos vies, des boulets de canon, des évènements, des étapes qui nous remettent devant l’essentiel et nous obligent à choisir. L’enjeu pour nous est d’entendre à quelles conversions, à quelles confiance et créativité nous poussent tous ces boulets, même les plus pesants de nos vies. Saint Ignace nous montre que Dieu est présent dans les fragilités et les blessures du monde. Nous pouvons lui faire confiance pour fonder notre vie. Il tient bon, et il tient à nous !
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Cet article a paru dans la revue Échos jésuites (automne 2021), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement, numérique et papier, est gratuit.