« Une Europe toujours en chantier » : éclairage du P. Pierre de Charentenay sj
L’Union européenne n’arrête pas de s’élargir et de se transformer de l’intérieur. C’est une part de l’incertitude qu’elle transmet à ses habitants. Faut-il intégrer de nouveaux membres et lesquels ? Faut-il, à cette occasion, transformer les institutions ? Autant de questions qui se mêlent à une transformation identitaire de plusieurs pays membres, qui n’est pas sans effet sur la possibilité d’affronter le changement climatique et l’invasion de l’Ukraine.
Hésitation sur l’élargissement
Ils étaient six en 1950, ils sont maintenant 27. Demain, les pays membres seront-ils 35 ? Si cet élargissement est dans la nature du projet européen d’origine, il va en transformer la forme. En attendant, l’Union procède par étape successive pour des intégrations individuelles, après des suivis pays par pays. Cela permet d’éviter un passage brutal de 27 à 35.
Les retards aux adhésions des pays des Balkans sont peu compris des populations qui attendent depuis vingt ans leur intégration. Les gouvernements se découragent. L’ensemble du processus perd de sa crédibilité, avec le risque que les opinions se retournent contre l’Europe. En même temps, l’accélération des procédures d’intégration de l’Ukraine et de la Moldavie, qui peuvent s’expliquer par des raisons internationales, n’est pas en cohérence avec le rythme imposé au reste de l’Europe. À cela, il faut ajouter le cas très particulier de la Turquie, candidat depuis 1999 et dont les négociations sont au point mort depuis 2016. Comment envisager les institutions européennes de demain dans un environnement aussi incertain ? Cette méthode d’intégration progressive laissera-t-elle la place à des réformes institutionnelles qui s’avèrent déjà nécessaires ? L’impossibilité de répondre à ces questions risque fort de permettre aux eurosceptiques d’alimenter un discours de doute et de faiblesse dont l’Union n’a pas besoin en ce moment face à la Russie de Poutine.
Réformer les institutions
En septembre 2023, douze experts franco-allemands se sont réunis pour envisager les réformes nécessaires avant un nouvel élargissement. Ils invitent à avancer vers une harmonisation des législations électorales, vers un budget européen plus important et plus souple, vers une augmentation des pouvoirs du parlement, sans augmenter le nombre de ses membres. Ils proposent que les décisions du Conseil européen soient prises désormais à la majorité et non plus à l’unanimité, sinon l’Union devient ingouvernable quand le nombre de ses membres est trop grand. À six, on peut discuter ; à quinze, des procédures rendent les décisions possibles, mais à 35, les risques de blocage par un seul membre deviennent constants. On le savait déjà lors de l’élargissement de 2004 qui a ajouté dix membres d’un seul coup, mais le traité de Lisbonne de 2007 n’a pas entériné ce projet. Or l’unanimité, nécessaire pour engager toutes ces réformes, sera de plus en plus difficile à obtenir.
Affronter des défis immenses
Les perspectives d’évolution institutionnelle sont minces alors que des défis dramatiques approchent : maintien de l’aide à l’Ukraine ; décisions fortes pour faire face aux modifications du climat et s’adapter à des bouleversements. Or la droitisation des opinions publiques dans plusieurs pays qui deviennent eurosceptiques, a des conséquences dans ces deux domaines. Le maintien de l’aide à l’Ukraine, suspect en Hongrie, a pourtant été confirmé lors du sommet européen des 14 et 15 décembre 2023. En revanche les politiques environnementales, menacées dans plusieurs pays, font l’objet d’une opposition dans les institutions communautaires elles-mêmes. Le Parlement européen, issu des votes des opinions nationales, devient climatosceptique. Qu’en sera-t-il après les élections de juin 2024 pour lesquelles les sondages annoncent une poussée de l’extrême droite ? Le fameux Pacte vert européen annoncé par Bruxelles en 2019 est progressivement démantelé. Plusieurs directions générales de la Commission ont ouvert les
hostilités contre les politiques favorables à l’écologie. L’objectif de la défense de l’environnement semblait être une priorité. Tout a changé : le glyphosate est autorisé pour dix ans ; le projet de restauration de la nature est écarté ; la règlementation sur les produits chimiques est remise à plus tard. Ces transformations en quelques années des opinions publiques sont saisissantes. Elles se répercutent directement au niveau européen. L’Union européenne a longtemps été l’aiguillon législatif pour défendre l’environnement, la nature, la propreté des rivières, fixer des quotas pour la pêche, et des dates pour la chasse. Aujourd’hui, elle relâche ses exigences sous la pression des opinions et des lobbys industriels.
Engager un travail de fond
Le projet européen est plus que jamais d’actualité, mais il traverse des turbulences qui sont celles des opinions nationales en Europe, mais aussi aux États-Unis ou en Argentine. L’individualisme, la peur du futur, la puissance des groupes industriels poussent les pays développés à se refermer sur eux-mêmes, préférant le confort du court terme aux exigences du long terme : soutien à l’Ukraine, approfondissement de l’Union européenne et défense de
l’environnement. Malgré toutes ses incertitudes, le projet européen est plus nécessaire que jamais. Cela devrait susciter un engagement pour le bien commun européen. Nourris des invitations du pape François, exprimées si fortement par ses deux encycliques Laudato si’ et Fratelli tutti, les chrétiens
ont les capacités d’engager un travail de fond pour lutter contre ces courants de pensée d’enfermement et de peur.
extrait du n° 87 de la Revue Vie chrétienne de mars / avril 2024
Pierre de Charentenay, jésuite
Pour aller plus loin :
Article publié le 5 juin 2024